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EMMA BONINO, GRAND TÉMOIN
La commissaire européenne chargée de l'Action humanitaire est la première personnalise invitée par "La Libre" pour commenter l'année 1996. Ses impressions sont amères (la non-intervention
dans la région des Grands Lacs et l'impuissance européenne) mais aussi réjouies (la contestation pacifique en Serbie). Quant à la Belgique, dit-elle, elle ne doit pas suivre l'exemple italien. Entretien en page 2.
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EMMA BONINO, LA PASIONARIA EUROPÉENNE
Le point
GRAND TEMOIN. La commissaire européenne en charge de l'aide humanitaire, de la pêche et de la consommation, Emma Bonino, est notre premier "Grand Temoin" de l'année 1996. On l'a beaucoup vue tempêter, cet automne, contre l'indifférence internationale face au drame des réfugies rwandais. Cet échec restera son souvenir le plus douloureux de l'année 1996. Le sursaut démocratique des opposants serbes représente a ses yeux la lueur d'espoir de l'année.
Comment s'explique-t-elle le renoncement a la force d'interposition au Zaïre? Quelle est sa vision de l'aide humanitaire? Quel regard a-t-elle porte sur les événements dramatiques vécus en Belgique? Emma Bonino nous livre une réflexion sage et volontariste. Avec un regard prémonitoire sur le non-respect des principes humanitaires de base, l'entretien ayant été réalisé avant l'assassinat de délégués de la Croix-Rouge en Tchétchénie.
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L'INACTION INTERNATIONALE AU ZARE EST UNE HONTE
- Vous avez appelé à plusieurs reprises la communauté internationale à venir en aide aux réfugiés rwandais au Zaïre. La force d'intervention n'a finalement pas été déployée. Y a t-il eu "non-assistance à personne en danger"?
- Je pense que c'est une honte. Quand les Etats ont signé les conventions de droit humanitaire, heureusement, ils n'ont pas mis de critère quantitatif. La discussion sur le nombre de réfugiés dans l'est du Zaïre était sordide. Le préalable à toutes les conventions, c'est l'accès humanitaire. Force est de constater que cet accès a été dénié. Aux humanitaires, aux médias.
Entre-temps, par le biais de bombardements, des centaines de milliers de réfugiés sont rentrés au Rwanda. Cela a été un retour massif, c'est sur, et -espérons-le- sous une forme plus ou moins acceptable. Mais cela n'a pas été un retour sur une base volontaire. Et il n'y a pas eu de témoins à l'intérieur du Zaïre pour que l'on sache combien se sont perdus en route, combien ont été massacrés. Résultat, je ne sais pas combien de victimes il y a eu et il y aura au Zaïre. Mais je sais qu'il y a eu une victime: les Nations unies. Après la Yougoslavie, après Kaboul, elles ont été incapables de se défendre mais surtout incapables de protéger les gens qui étaient censés l'être par elles. Car il s'agissait bien de camps de réfugiés "Nations unies". Et là encore, la crédibilité des institutions est en plein marasme.
-Comment expliquez-vous cette impuissance de la communauté internationale?
- Ma lecture de la situation est que, sur place, il y a eu deux agendas politiques en rapport avec le maintien au pouvoir du président Mobutu. D'un coté un agenda européen qui a pris le pari d'une transition démocratique à Mobutu: on s'est engagé à financer les élections avec un calendrier... Et de l'autre, ily a l'agenda de ceux, comme les Etats-Unis, qui pensent que le Zaïre va éclater. Leur idée est, dans le cadre de l'après-Mobutu, d'avoir une zone d'influence tutsi. Une partie de la communauté internationale a plutôt mise sur les hommes forts -anglophones- de la région, Museveni, Kagame, voire Buyoya. Ces Etats-la ne voulaient pas une présence multinationale sur place et ont soutenu de façon plus ou moins évidente Kabila.
Je regrette d'abord que ce débat ne soit ni transparent ni public a propos d'une zone du monde aussi sensible, notamment au plan du dialogue transatlantique entre l'Union européenne et les Etats-Unis. Et je regrette que ces différents agendas ignorent des centaines de milliers de personnes dont plus de 50 pc sont des enfants de moins de 15 ans. Pendant deux ans, quand on faisait vivre ces gens, on n'a pas arrêté de dire: "Nous gagnons du temps pour qu'une solution politique soit trouvée ". On n'avait pas les instruments pour séparer les miliciens des réfugiés. D'autres -les politiques, les diplomates- n'ont pas fait le boulot qu'ils étaient censés réaliser. Par le biais du conseil des ministres en charge du développement, on a réussi à faire nommer un envoyé spécial européen, M. Ajello en février. Mais force est de constater qu'il a fallu attendre novembre pour qu'il soit entendu par le Conseil "Affaires générales".
- Considérez-vous cela comme un échec personnel?
-Non, si c'était seulement un échec personnel, ce ne serait pas grave. Il y en a eu tellement dans ma vie... Ce n'est pas la le problème. J'ai l'impression que c'est un échec de ['humanitaire. Mais on ne peut pas non plus se dérober devant ses responsabilités. En tant qu'Européenne, je me dis que nous sommes la deuxième puissance économique mondiale et je me demande comment il se fait que nous trairions encore les pieds pour avoir des responsabilités politiques voire militaires en politique étrangère. Nous devons de plus en plus une puissance monétariste, comptable. Et le fossé est croissant avec l'opinion publique. Nous avons encore beaucoup de résistances à assumer les responsabilités politiques qui découlent de notre puissance économique.
Pendant 40 ans, l'ordre de Yalta a garanti deux choses. Les conflits restaient régionaux et il y avait deux superpuissances qui s'en occupaient. Si le Panama bougeait, les Marines intervenaient. Si c'était Kaboul, Moscou intervenait. Nous, Européens, nous nous sommes désintéressés du monde extérieur. Notre objectif prioritaire était de nous redresser après la Deuxième Guerre mondiale. C'est ce que nous continuons à faire même si l'échiquier mondial a changé.
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L'HUMANITAIRE? UNE VALEUR EN SOI
- L'aide humanitaire doit-elle être un des paramètres d'une politique étrangère et de défense commune?
- Non. Si on dois inventer une voie européenne, il ne faut pas copier d'autres modèles. Je pense que l'aide humanitaire est une valeur en soi et que sauver des vies ou aider des gens n'est jamais un exercice inutile. Au contraire. L'humanitaire, c'est une valeur, ce n'est pas une politique. Je sais bien que les amis américains ont une autre vision. Pour eux, l'humanitaire est une composante de la politique étrangère. Donc, on fait de l'humanitaire en Bosnie. Mais pas en Croatie. On le fait à l'intérieur du Rwanda. Mais pas au Zaïre. Je ne partage pas ce choix. Je le trouve même contraire aux convention humanitaires. Parce qu'alors cela aboutit à être présent et à sauver des vies là où on a des intérêts politiques et à négliger les endroits où on n'en a pas.
-Mais l'humanitaire est très dépendant du - politique. L'exemple zaïrois l'a démontré à souhait?
- C'est ça le scandale. Quand on est sorti de la Deuxième Guerre mondiale, ce sur quoi les Etats se sont mis d'accord, c'est de dire: on ne tire pas sur la Croix-Rouge. C'est une métaphore. Or, cette métaphore n'existe plus. On tire directement sur la Croix-Rouge ou sur le drapeau des Nations unies.
Mais il y a un écueil supplémentaire. Maintenant-que ce soitpour l'ex-Yougoslavie ou pour le Zaïre-on a tendance à critiquer systématiquement les Etats-Unis. S'ils y vont, parce qu'ils y vont. S'ils n'y vont pas, parce qu'ils n'y vont pas. C'est évidemment paradoxal. Parce que nous, que faisons nous? Soit, on va avec, soit on ne va nulle part. Ce n'est même pas sain au titre des relations entre puissances. Moi, je suis proaméricaine. Je l'ai toujours été. Mais, même dans les bonnes relations, il faut avoir quand même quelques outils. II suffit de dire: "Vous ne voulez pas venir parce que vous avez une autre géopolitique ? OK . Nous, on croit en d'autres valeurs. On prend le risque de faire autre chose ". Nous, que fait-on ? On se cache derrière les Américains. Ce n'est pas bon.
- L'Union européenne n'est pas assez audacieuse?
- Nous, avons une échéance évidente qui est la Conférence intergouvernementale sur la révision du traite de Maastricht. J'imagine qu'il y avait parmi ceux qui ont conçu le traité de Maastricht des gens de toute bonne foi qui ont pensé que l'intégration économique amènerait une intégration politique. Au vu de mon histoire, si je m'en réfère a Spinelli, je ne partage pas cette vision. Mais même les gens de bonne foi, six ans après le traité, après avoir vécu le drame yougoslave, devraient en tirer les conséquences.
II y a certainement des Etats membres de l'Union qui veulent une grande zone de libre marché. Point. Il y en a d'autres -j'espère qu'il y en a encore- qui, par leur vocation, leur détermination, leur histoire,... voulaient plutôt et surtout une union politique. Or une union politique sans politique étrangère et de défense commune n'est pas une union politique.
Maintenant, la pression est très forte sur l'élargissement. Mais l'élargissement sans l'approfondissement institutionnel, c'est la grande zone de libre marche avec la paralysie politique. Parce que si la politique continue à être votée à l'unanimité, c'est la paralysie. C'est ce qui me préoccupe, qu'un rêve et une vision de l'Europe soient sacrifiées sur l'autel du marché.
Par rapport à mon père ou a mon grand-père, la première étape du rêve a été accomplie. C'est la première fois qu'on n'a pas eu de guerre entre nous depuis 50 ans. II est certain que ma génération a plutôt tendance a oublier cela parce que nous n'avons jamais connu la guerre. Le chancelier Kohl est venu un jour à une réunion de la Commission. II nous a regardes, tous les Commissaires autour de la table -a part quelques-uns, nous sommes plutôt des gens de l'après-guerre- et il nous a dit -en rigolant, mais pas trop... - qu'il voulait faire l'Europe de son vivant parce que nous, nous n'étions pas sortis de la guerre. Où l'on piétine un peu, c'est dans notre faculté à inventer un rêve européen pour les gens aujourd'hui.
- Quel idéal européen pourrait faire rêver les jeunes aujourd'hui?
- Les droits de l'homme dans un esprit de solidarité concrète. Mais encore faut-il se donner la force de pouvoir les faire respecter. Prôner le respect des droits de l'homme le dimanche matin, ça ne fait pas de mal. D'ailleurs, on n'est pas très occupé en général, le dimanche matin. Mais le pratiquer du lundi au vendredi, c'est un peu plus complexe... C'est une valeur qui peut donner une identité européenne. Sans extrémisme. Les droits de l'homme, comme la paix, comme la démocratie, c'est un processus... Le problème est de savoir si on peut faire un petit pas dans la bonne direction... chaque jour. Je ne suis pas de ceux qui refusent de faire du commerce avec les pays qui ne respectent pas les droits de l'homme. Mon interprétation des droits de l'homme est dynamique. Si le partenaire fait un pas dans la bonne direction, nous en faisons deux... C'est plutôt une dialectique.
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LA BELGIQUE NE DOIT PAS SUIVRE L' ITALIE
- La Belgique a été marquée cette année par les disparitions d'enfants et la marche blanche qui s'en suivit. Vous qui travaillez a Bruxelles, quel sentiment cela vous a-t-il inspiré?
- Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller voir cette manifestation. Ce qui m'a frappé, c'est qu'aucun parti politique officiel n'ya participe. J'ai eu un sentiment -que j'ai souvent dans mon pays- d'un fossé qui s'élargir de plus en plus entre les partis politiques officiels et les sentiments de fond des gens. Il y avait en Belgique quelque chose d'extrêmement fort au niveau de la société que les partis n'ont pas perçu. Une autre chose qui m'a beaucoup impressionne, c'est que je n'ai pas vu des flamands et des wallons mais un pays uni.
- Ce fossé, dites-vous, vous l'avez connu en Italie. Il y a eu cana votre pays une recomposition du paysage politique assez importante. Le modèle italien est-il un modèle à suivre ?
-Parfois, quand je pense a mon pays, je suis presque désespérée. L'Italie a eu pendant trente ans une situation politique instable, avec douze ou treize partis, sans majorité nette parce que le système proportionnel ne le permettait pas. Aujourd'hui, on a "simplifié" et on se retrouve avec trente partis. On n'a pas eu le courage, dans le changement de système, d'avoir un moment de rupture. Je pense que mon pays avait besoin, pendant dix ans, d'un système anglo-saxon: deux partie et l'obligation de gouverner pour celui qui gagne les élections. Sans crise.
- C'est une révolution manquée?
- Oui. Avec des phénomènes tout a fait particuliers. Du mois d'août jusqu'au 16 septembre de cette année, on s'est inverti le séparatisme du nord avec M. Bossi. Je suis du nord: cette volonté n'existe pas. Le 15 septembre, le soufflé est d'ailleurs retombé mais il n'y a pas eu un directeur de journal pour écrire un éditorial disant "je me sui trompé".
- Un autre séisme a touche la Belgique en cette fin d'année: la demande de mise en accusation de deux. ministres. Quelle est votre sentiment? Et que pensez-vous de la frontière vie privée vie publique?
- Les juges doivent absolument faire leur métier mais je crains fort -et je me réfère en cela a mon pays- une mise en discussion d'une classe politique tout entière par voie judiciaire et pas par voie politique parce que cela se prête fort a des guerres de clan judiciaire. Il faut faire attention au gouvernement des juges. En 1992, en Italie, parce que nous avions tous perdus la tête, on acceptait qu'un ministre démissionne dès qu'il y avait la moindre suspicion. On a vécu une période un peu difficile où les jugea décidaient du gouvernement voire même de la liste électorale.
J'espère que la Belgique ne va pas suivre le modèle italien. Il faut obliger les juges a être responsables de ce qu'ils font, à faire des procès en bonne et due Forme. Les ministres ne doivent pas démissionner sur base de rumeurs.
En ce qui concerne la vie privée, tout métier implique des privilèges et des devoirs. Je suis personnellement réservée au niveau de ma vie privée, je la protège, mais tout le monde sait que dès le moment où l'on fait de la politique, on se retrouve sous les projecteurs. Il faut l'assumer. Aux Etats-Unis, à ce niveau, c'est le mensonge qui est réprimé.
- Votre ligne de conduite, c'est la clarté.
- Cela ne veut pas dire qu'il faut faire des communiques pour annoncer que l'on a quatre maîtresses. Mais si c'est le cas, il ne faut pas prêcher en faveur de la fidélité et de la famille.
- La marche blanche a aussi révélé une remise en question de certaines pratiques politiques, à l'instar de ce qui se passe dans d'autres paya. Pensez-vous qu'il faut rénover la classe politique cana la perspective du siècle prochain?
- Leonardo Sciascia a dit un jour, alors que l'on parlait de problème de corruption un peu sordides: "Ce n'est pas cela le problème. Le vrai problème c'est la corruption des consciences." Je pense qu'il a raison. Il nous manque -et il vous manque en Belgique aussi- un système de renouvellement de la classe politique.
Entretien: Philippe DE BOECK,
Olivier MOUTON et Gérald PAPY.
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PORTRAIT
Radicale EmmaVendredi matin, après des négociations difficiles d'un Conseil des ministres européens de la pêche, Emma Bonino s'évanouit. Pour son entourage, cela devait arriver un jour ou l'autre tant l'énergique Italienne a donne d'elle-mime a la Commission, deux ans durant, sans relâche.
A 48 ans, la commissaire en charge de la politique des consommateurs, de la pêche et de l'aide humanitaire n'hésite jamais à descendre de son bureau du 10e étage du Breydel, a Bruxelles, que ce soit pour s'embarquer a bord d'un bateau de contrôle de pêche dans le golfe de Gascogne ou pour s'envoler vers la frontière rwando-zaïroise en plein conflit au Kivu. Et avec la presse derrière elle. Car, dans son équipe, "on médiatise tout !". Et la commissaire se prête au jeu, maniant la franchise et l'humour, bannissant la langue de bois.
Emma Bonino fit ses premières armes a la Communauté après avoir été élue en 1979 au Parlement européen, où elle siégera 10 ans. Quasi inconnue hors d'Italie, sa nomination comme membre du collège a l'automne 1994, en dernière minute, en surprit plus d'un -pas toujours agréablement-, et elle la première. D'ailleurs, quand Giorgio Napolitano la choisit comme second commissaire italien, elle se trouve a des milliers de kilomètres de la, a New York. Le temps de sauter dans un avion et la voila a poser pour la première "photo de famille" de l'équipe de Jacques Santer.
A l'origine, Emma Bonino ne devait se charger que du petit portefeuille des consommateurs; mais elle réussit à obtenir: l'aide humanitaire, puis reçut la pêche après que les Norvégiens, à qui Jacques Santer prédestinait le dossier, eurent' vote contre leur adhésion a l'Union.
Membre du petit Parti radical, dont elle prendra la tête de 1991 a 1993; Emma Bonino commence sa carrière politique a la Chambre italienne en 1976, avec la défense des droits des femmes comme cheval de bataille. Des combats, elle en mènera encore plusieurs: contre l'énergie nucléaire, la faim, dans le monde ou la peine de mort, en faveur des droits civils et politiques dans les pays d'Europe de l'Est ou de la. dépénalisation de la drogue.
S.Vt.