CINQ CENT MILLE REFUGIES SOUFFRENT DE LA FAIM DANS L'EST DU ZARE
Emma Bonino, commissaire européen a l'aide humanitaire, dénonce la "défaillance" de la communauté internationale
KISANGANI de notre envoyé spécial Philippe Lemaître
Il meurt une quarantaine de personnes chaque jour - dont une dramatique proportion d'enfants- au camp de Tingi-Tingi, dans l'est du Zaïre, entre Kisangani et la frontière rwandaise. Là s'entassent plus de cent mille réfugiés hutus, originaires du Rwanda et du Burundi, qui ont été chassés par la guerre des camps où ils étaient tant bien que mal installés depuis deux ans, près de Goma et de Bukavu, dans les provinces zaïroises du Nord et du Sud-Kivu. A, quelques dizaines de kilomètres de là, les Forces armées zaïroises (FAZ) et les rebelles, majoritairement tutsis, soutenus par le Rwanda, l'Ouganda et le Burundi, s'affrontent depuis des semaines.
Les réfugiés ont parcouru plusieurs centaines de kilomètres a pied a travers la foret équatoriale, dans des conditions épouvantables, sous le feu des combattants. Ils meurent de faim. L'approvisionnement fourni par les organisations humanitaires internationales est dramatiquement insuffisant. La situation est tout aussi grave dans les camps d'Amisi (soixante mille réfugiés), près de Walikale et de Shabunda (soixante mille réfugiés), près de Kindu. Elle n'est guère plus brillante au "site-H", près de Kisangani, la capitale du Haut-Zaire, qui abrite des "déplacés", c'est-à-dire des ressortissants zaïrois qui ont fui les combats. Pour dénoncer ce "spectacle indigne" et tentar de sauver ces quelque cinq cent mille réfugiés, quasi-ignorés par la communauté internationale, Emma Bonino, le commissaire européen a l'aide humanitaire, est venue s'entretenir avec les autorités zaïroises, vendredi 31 janvier a Kinshasa et samedi à Kisangani.
"ROUVRIR LE DOSSIER"
Dimanche, elle était à Tingi-Tingi. "Nous nous trouvons ici devant des individus qui n'existent pas, que les armées les plus puissantes du monde [claire allusion aux Etats-Unis] n'ont pu détecter avec leurs radars. En décembre, on nous a dit que ce n'était pas la peine d'y aller puisque la quasi-totalité des réfugiés hutus étaient rentrés chez eux, au Rwanda; on nous a taxés de visionnaires. La communauté internationale doit reconnaître qu'elle s'est trompée. Il faut rouvrir ce dossier", a-t-elle déclaré.
En décembre 1996, les Zaïrois avaient éprouvé une vive amertume lorsque, sous l'influence des Etats-Unis, l'ONU avait renoncé a envoyer une force internationale pour sécuriser l'accès aux réfugiés hutus en plein désarroi après que leurs camps eurent été attaqués par les rebelles tutsis et leurs alliés. A leurs yeux, une telle force, par sa seule présence aurait pu inciter les armées rwandaise, burundaise et ougandaise à plus de retenue. Les Américains souhaitaient alors que leurs protégés tutsis aient carte blanche pour agir et manoeuvrèrent dans ce sens. L'Union européenne, divisée, incapable de s'opposer aux Etats-Unis, suivit. La France et l'Espagne, qui avaient plaidé pour l'envoi de la force multinationale, baissèrent les bras. Emma Bonino dénonça alors cette lâcheté.
Pour le gouvernement de Kinshaha, dans une guerre a laquelle il n'arrive pas à faire face, lesort des réfugiés hutus n'est pus prioritaire. Les gouverneurs des deux provinces où se situent les camps ont insisté pour que ceux-ci ne soient pus pérennisés. Ils plaident pour le "retour obligatoire" des réfugiés au Rwanda et au Burundi, perspective aussi sombre qu'irréaliste dans le contexte actuel. Mme Bonino l'a fermement rejetée, faisant valoir qu'il fallait d'abord assurer la survie des réfugiés avant d'inviter les parties intéressées a négocier des solutions politiques permettant d'assurer leur retour dans de bonnes conditions de sécurité et de dignité.
Le commissaire européen a été écouté. Ses interlocuteurs connaissent sa position personnelle. Son intention est de demander au Conseil de sécurité des Nation unies, mais aussi au conseil des ministres des Quinze, de reconnaître formellement qu'il y a bien eu agression du Zaïre par les troupes rwandaises et ougandaises. Au sein de l'Union européenne qui, pourtant, plaide pour l'intangibilité des frontières, seule la Belgique s'est jusqu'ici élevée contre la présence des armées rwandaise et ougandaise au Zaïre. Lors de la dernière réunion des Quinze en janvier, la discrétion des Français a été remarquée lorsque le dossier des "Grands Lacs" a été ouvert.
"ASSISTANCE MINIMALE"
Mme Bonino avoue qu'elle n'est pas certaine de parvenir a ses fins. Tant les réfugiés hutus que le Zaïre et son régime a bout de souffle n'ont pus la cote a Washington. Et les Américains possèdent de puissants relais au sein de l'Union qui sont prêts a faire l'impasse, avec le cynisme le plus total, dit-on dans l'entourage d'Emma Bonino, sur le sort de centaines de milliers d'individus. "On manifeste beaucoup d'émotion pour les soixante-dix otages de Lima mais bien peu pour les cinq cent mille abandonnes du Zaïre", a-t-elle constaté à Tingi-Tingi. Il est vrai aussi que les Américains ont récemment investi 500 millions de dollars dans des mines au nord-est du pays.
L'aide intemationale, délivrée au compte-gouttes, n'a jusqu'ici qu'a peine bénéficié aux réfugiés et aux déplacés ou encore aux populations zaïroises affectées par les événements. "L'aide humanitaire européenne sera accordée sans discrimination", vient de garantir Mme Bonino offrant ainsi un autre motif de satisfaction a ses interlocuteurs.
Davantage de crédits seront mobilisés, I'Union financera la réfection de routes car les infrastructures dans l'est du pays sont dans un état pitoyable, ce qui freine l'arrivée des secours. Mme Bonino compte sur un concours sans restriction des autorités zaïroises. Mais elle oriente aussi ses efforts en direction des agences des Nations unies afin de les mobiliser pour faire parvenir davantage de nourriture aux camps. Plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) leur reprochent de pratiquer "I'assistance minimale" afín d'éviter la consolidation des camps. Des accusations très graves ont été portées dans ce sens, samedi à Kisangani, par le coordonnateur de Médecins sans frontières (MSF).
Cette "politique du compte-gouttes" serait le résultat de pressions américaines. Mme Bonino se montre convaincue qu'effectivement, les agences des Nations unies n'ont pus fait preuve d'un zèle maximum. "Je ne suis pas satisfaite de la situation d'approvisionnement. Le manque de nourriture est la principale cause de décès. Visiblement, des conditions d'accès difficiles ne suffisent pas à justifier cette défaillance", a-telle déclaré a Tingi-Tingi.