FULMINANTE BONINOEmma Bonino, la "pasionaria" de la Commission européenne, n'a jamais eu sa langue dans sa poche. Surtout quand elle parle de Laurent Kabila, qui a, dit-elle, transforme l'est du Zaïre en "véritable abattoir".
Olivier Rogeau
Son briquet. Ou est passe son briquet ? "Vous avez du feu ? Ah, vous ne fumez pas". Emma Bonino ne tient pas en place. Elle jongle avec une cigarette inutile, pivote sur son siège de PDG, chiffonne les éditions du jour de la presse italienne. Perdue derrière son imposant bureau au dixième étage du Breydel, le bâtiment principal de la Commission européenne, la dame aux lunettes rondes semble se débattre hors de son élément naturel. Comme un poisson arrache de bocal. "0n m'appelle "la Commissaria" et pourtant, rien ne me destinait a échouer ici", avoue celle qui cumule, au sein de l'exécutif européen, les portefeuilles de la pèche, de la défense des consommateurs et de l'aide humanitaire.
Si vous l'avez vue, en direct, clamer son indignation depuis les camps de réfugiés de l'est du Zaïre, vous n'avez probablement pas oublie ce petit bout de femme au tempérament de feu. Devant les cameras, elle criait sa rage face aux hésitations des pays occidentaux a intervenir pour sauver des populations en danger de mort. La semaine dernier, elle n'a pas hésité a accuser Laurent Kabila d'avoir transformé l'est du Zaïre en "véritable abattoir". Allusion au sort des réfugiés hutu dans les territoires conquis par les rebelles. "Un carnage incompréhensible s'y est produit, assure-t-elle. Celui qui est a l'origine de ce massacre n'est pas a sa place a la tête d'un pays s~ nous voulons la pa~x au Zaïre."
La commissaire estime que l'Alliance fait de l'obstruction systématique aux missions humanitaires et aux enquêtes de l'ONU. Cette politique est des tinée, selon elle, a empêcher ces organisations d'être "les témoins des violations des droits de l'homme qui sont commises dans la région". Les causes perdues ou difficiles, elle connaît. Le terrain aussi, des rues de Milan aux pistes de la foret équatoriale. Rien ne l'arète. Pas même le scandale. A la fin d'un amer officiel a La Havane, tous les ambassadeurs piquent le nez dans leur assiette en l'entendant menacer Fidel Castro de couper l'aide européenne s'il ne relâche pas des prisonniers politiques. Une demi-douzaine seront libères cinq jours plus tard.
Emma Bonino, 49 ans, est entrée en politique... en tombant enceinte. Sans le traumatisme d'un avortement clandestin, jamais cette jeune fille de l'Italie rurale et conformisteelle est née a Bra, prés de Turin, dans une famille de paysans catholiquesn'aurait épouse a 26 ans les luttes du très libertaire Parti radical italien. "Pour surmonter ce drame personnel, je me suis d'abord engagé dans les campagnes en faveur des droits des femmes. L'interruption volontaire de grossesse et le divorce étaient interdits acette époque en Italie." Le jour du mariage de son frère, l'agitatrice est arrêté par les carabiniers et jetée en prison. Elle y restera deux semaines. Le pape ira jusqu'à traiter Emma et ses camarades de "sorcières".
Elue député européen en 1979, elle ne tarde pas .i exaspérer Simone Veil, alors présidente de l'assemblée. "Mon parti a eu souvent recours a la provocation admet-elle. Nous cherchions l'effet médiatique, car nos positions étaient très minoritaires." Souvenirs des luttes d'hier, trois affiches du Parti radical ornent les murs de son taureau bruxellois, avec les slogans suivants: "0n a besoin de rêveurs";"On a besoin de Don Quichotte";"0n a besoin d'emmerdeurs". L'enfant terrible de la Commission européenne est un peu tout cela a la fois. Mais c'est surtout une infatigable bûcheuse. "Elle bosse quinze heures par jour, six jours par semaine, assure l'un de ses collaborateurs. Elle a une résistance physique étonnante."
Emma Bonino évoque ses rares moments de loisirs. "Je profite de mes déplacement officiels ou prives dans des petits coins de paradis en Arabie, au Mozambique ou aux Caraïbes pour pratiquer la plongée sous-marine, ma vraie passion. Un regret: personne n'a encore trouve; le truc qui permette de griller calmement une cigarette au fond de l'eau ! A Bruxelles, je me contente d'un ciné de temps a autre. Et tous les dimanches soir, je dîne avec la bande de copains qui travaillent à mes côtés au cabinet. Ils sont ma famille."
Des sa nomination comme membre de l'exécutif européen, a la fin de 1994, cette ancienne parlementaire européenne se fait remarquer de ses 19 collèges. Arrivé avec deux heures de retard a la première réunion de la nouvelle CommissionSilvio Berlusconi, alors chef du gouvernement italien, l'avait choisie au dernier moment, elle constate que tous les portefeuilles ont déjà été repartis. "Ils m'avaient gentiment laisse la consommation, a laquelle l'Union européenne consacre 0,021% de son budget! J'ai exige, en plus, l'aide humanitaire. Ils m'ont donne gain de cause."
Plus tard, elle hérite aussi du secteur de la pêche, attribué un peu vite à la Norvège alors qu'Oslo allait finalement refuser d'entrer dans l'Union. "Je ne connaissais rien a ce domaine, avoue la Commissaria. On a écrit que j'étais même incapable de cuire un poisson ! C'est une légende: je suis plutôt bonne cuisinière, spécialisée dans le rizotto, la polenta et d'autres plats de mon pays."
Six semaines après son entrée en fonction, alors qu'elle entame sa première tournée dans la région des Grands Lacs africains, éclaté la "guerre du turbot". Un navire de l'armée canadienne a tire au canon sur un chalutier espagnol qui pêchait au large de Terre-Neuve, mais dans les eaux internationales. "Les Canadiens ont voulu exploiter ma fragilise de néophyte. Mais ils ont, involontairement, révélé ce qu'il y a de mieux en moi." De fait, Emma Bonino se montre négociatrice habile. L'accord signe entre le Canada et l'Union est considéré comme un succès pour l'Europe.
Le sort des réfugiés rwandais du Zaïre reste pourtant son principal souci." Une intervention militaire aurait pu, des la fin de l'an dernier, sauver des dizaines de milliers de vies et stopper l'offensive de la rébellion, assuret-elle. Les associations humanitaires et nous avons manque de volonté pour obliger les politiques et les diplomates a prendre leursresponsabilités. On nous reproche d'avoir entretenu des camps contrôlés par des extrémistes. Mais nous ne sommes que des pompiers et nous ne pouvons arrêter les pyromanes."
Coqueluche des médias, Emma Bonino était sans doute la mieux placée pour tenter de gommer dans l'opinion publique l'image calamiteuse que la Commission européenne a laissée de sa gestion de la crise de la vache folle.
Le style inhabituel de "La Bonino", comme l'appellent les Italiens, sa façon de se dispenser des précautions oratoires ont déjà froisse quelques susceptibilités, y compris parmi ses collègues commissaires. "Je veux ignorer le jargon bureaucratique, prévient-elle. Je continuerai a parler avec des mots que ma mère peut comprendre."