PLOUTOCRATES DU MONDE ENTIER, SECOUEZ-VOUS!
Elle combat sur tous les fronts et ne mâche pas ses mots. Madame la commissaire européenne à l'action humanitaire nous a reçus à Bruxelles pour dénoncer, sans détours, ces famines qu'on ne connaît pas, ces guerres qu'on n'empêche pas, et l'impuissance des puissants...
par Tessa Ivascu
Alors que l'Europe des Quinze continue de jouer à cache-cache de sommet en sommet (Noordwijk en mai, Amsterdam en juin...), s'exprime d'une voix bredouillante sur son avenir politique et sur l'arbitrage des crises internationales, Emma Bonino, elle, hausse le ton: "Il ne faut pas prendre les gens pour des crétins! Ni pour des aveugles. On a beau escamoter des milliers de réfugiés, des famines, des guerres civiles qui risquent de dévaster des continents entiers, plus personne n'est dupe de la rupture entre le ronron des transactions politiques et l'action quotidienne de ceux qui sauvent des vies, tirent le signal d'alarme sur des tragédies imminentes, ou exigent simplement de vivre les yeux ouverts, c'est-a-dire dans la dignité."
Ennemie déclarée de la langue de bois, partisane de la désobéissance civile - elle cite souvent Tore et Gandhi -, préférant la rue ou les camps a son luxueux fauteuil de haut fonctionnaire, Emma Bonino, " Le Cyclone", comme la surnomment ses collaborateurs, combat sur tous les fronts et prend tous les risques. Elle se fait arrêter par la police en distribuant des seringues dans les rues de New York, essuie des coups de feu en Somalie, force la main de Castro pour qu'il libère des prisonniers politiques, participe au chagrin des veuves de Srebrenica, rencontre longuement Aung San Suu Ki et le Dalai Lama, au grand dam des gouvernements des Quinze. . . Aujourd'hui, Emma Bonino est plus décidée que jamais a secouer l'inertie des eurocrates et le sentiment d'impunité des "hommes forts" de par le monde sur les urgences humanitaires. Premier point rouge sur son agenda, I'ex-Zaïre.
DS: L'entourage de Kabila vous a traitée de "psychopathe obsédée par les réfugiés", parce que vous aviez déclaré le tenir responsable directement ou indirectement du massacre des réfugiés hutus au Zaïre. Quel est l'avenir de l'action humanitaire dans ce pays, maintenant qu'il le dirige?
Emma Bonino: Les insultes de ce genre qualifient plutôt ceux qui les profèrent! Les faits sont la. D'abord, les massacres du Kivu. Et les quatre cent mille réfugiés dont on a perdu la trace. Or, c'est Kabila qui contrôlait cette partie du pays, même s'il ne maîtrisait peut-être pas complètement la situation, ni les agissements des escadrons de la mort. .. Quoi qu'il en soit, ce n'est pa a moi d'établir les responsabilités dans cette affaire.Mais j'estime que celui - peu importe son nom - qui a permis une telle tragédie, n'est pas digne de diriger un pays. Et je m'interroge: pourquoi, s'il n'y est pour rien, Kabila refuse-t-il de participer a l'enquête sur la situation des réfugiés rwandais ? Et pourquoi, s'il n'a rien a cacher, les organisations humanitaires, I'Echo (I'Office humanitaire de la communauté européenne) et le HCR (Haut Commissariat pour les réfugiés), n'ont toujours pas accès à certaines régions du pays ? Depuis six mois que nous sommes sur le terrain, on nous promène comme des touristes japonai
s, selon le bon vouloir des militaires. On leur sert peut-être même d'appât. Lorsqu'on débarque avec des aliments quelque part, cela fait forcément sortir les réfugiés affamés des forêts où ils se cachent. Et dès que l'on repart, les réfugiés disparaissent! Massacrés? Déplacés? On n'en sait rien. On arrive bien à retrouver des petits groupes, cinq mille par ci, six mille par là, qui, aux dires des ONG et des missionnaires, fuient vers le Congo, I'Angola, la République centrafricaine, chassés comme des lapins par les militaires. On est très inquiets pour eux. Si personne ne fait rien, la tragédie du Grand Lac deviendra bientôt la tragédie du Grand Fleuve!
DS Actuellement, il y a une autre tragédie ignorée et incontrôlable, la famine qui touche la Corée du Nord. Selon les rares observateurs sur place, cent mille enfants seraient déjà morts et on risque d'assister à un véritable suicide collectif du pays par la faim, avant la fin de l'année.
EB Oui, la famine est là, évidente, épouvantable! Et elle touche tout le monde, les riches, les pauvres, les apparatchiks comme les paysans, à la suite d'inondations répétées qui ont dévasté les récoltes. Mais, là aussi, on nous a refusé l'accès sur le terrain. Notre principe de base est d'acheminer l'aide humanitaire directement à ceux qui en ont besoin, sans qu'elle transite par les responsables politiques d'un pays. Or, le gouvemement coréen nous disait: " Donnez-nous les colis, on s'occupe du reste. C'est à nous de prendre soin de notre peuple." 0n a bien vu comment ils en prenaient soin! Le Programme alimentaire mondial, la Croix-Rouge, ont dejà acheminé du riz, des céréales. Mais une fois les vivres arrivées en Corée, on perdait leur trace... Et moi, je refuse de prendre le risque de nourrir uniquement l'establishment et l'armée du pays, pendant que le reste de la population crève de faim!
DS Pourtant, la Communauté européenne vient de prendre la décision d'acheminer 155 000 tonnes de vivres vers la Corée du Nord. Qui a cédé, le gouvernement de Pyongyang ou vous?
EB Ni l'un, ni l'autre. Chaque jour on avance un peu, on recule, on avance a nouveau... Un travail de fourmi. Récemment, on a enfin obtenu du gouvernement coréen qu'il' nous permette d'évaluer sur place l'ampleur de la famine. Et la "promesse" de nous laisser acheminer des vivres et des médicaments selon nos critères. Du coup, j'ai donné le feu vert pour un programme nutritionnel d'urgence en direction des enfants, avec l'aide de l'Unicef. Maintenant, il-faut que la promesse des Coréens devienne un vrai engagement. Espérons-le, car le temps presse...Vous savez, ce qui se passe actuellement en Corée est le parfait exemple d'un bras de fer politique qui débouche sur une crise humanitaire majeure.
DS Vous en avez, je pense, beaucoup d'autres...
EB Oui, malheureusement! II y a aujourd'hui une soixantaine de pays qui subissent des situations plus ou moins dramatiques. Nous, les humanitaires, on les appelle les "crises orphelines", parce que personne n'en parle. Certaines, comme celle de l'Arménie ou de la Géorgie, sont peut-être en train de se résoudre. Mais ailleurs, au Soudan par exemple, la situation s'aggrave dans l'indifférence générale. Actuellement, des mouvements armés contre le gouvernement de Khartoum se mettent en place au Sud-Soudan. La guerre civile peut embraser le pays à tout moment. Là encore, nous devons nous contenter d'aides fragmentaires, des interventions " taches de léopard ", à nos risques et périls. . .
DS En 1996, des membres des ONG ont été assassinés au Rwanda, en Tchétchénie... Pourquoi l'aide humanitaire est devenue si difficile et si dangereuse à apporter aujourd'hui?
EB Tout a changé depuis 1990. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, on avait imposé des règles pour le respect des droits de l'homme: quel que soit le conflit, on ne tire pas sur la Croix-Rouge et on évite d'affamer, de torturer et de massacrer les civils. Les conflits sont peut-être inévitables, mais gardons un minimum d'humanité! Or, aujourd'hui, il n'existe plus de force qui soit de taille à garantir les droits de l'homme à l'échelle internationale. Avec l'écroulement du bloc communiste, les EtatsUnis se sont repliés sur leurs zones traditionnelles d'influence, la Russie s'embourbe dans ses problèmes, quant à l'Europe...
DS Elle est absorbee par le calibrage de ses poireaux!
EB Exactement. Et par ses histoires de monnaie, d'accords commerciaux, et patati, et patata. On est en train de devenir un geant economique sans ame, c'est-a-dire sans vision
politique et humaine commune. Donc, forcement, tous les dictateurs petits ou grands de par le monde en retirent un sentiment d'impunite et se croient tout permis. Y compris de prendre les civils comme cible avouee dans les conflits qui les opposent.
DS Vous êtes une "européenne fédéraliste" fervente. Pourtant, tout ce que vous venez d'évoquer peut susciter des doute sur la viabilité de l'Europe "de Maastricht"...
EB L'une des failles du traité de Maastricht est de prévoir que toute décision de politique étrangère des Quinze doit être votée a l'unanimité. Or cette unanimité n'est jamais atteinte. L'Albanie, la Yougoslavie, le Soudan, etc., sont là pour le rappeler. C'est la cacophonie! Pourtant, Maastricht est indispensable. Le retour à quinze pays différents, ce serait encore pire. De toute façon, ce n'est plus possible. Le monde est en train de changer, on doit aller de l'avant. On est comme surune bicyclette, soit on continue à pédaler, soit on tombe!
DS Mais n'est-ce pas fatigant, parfois, de pédaler autant pour avancer si peu?
EB Je me le dis cinquante fois par jour! Surtout lorsque je m'épuise à dire aux politiques: "Vous ne pouvez pas vous contenter de remplir les caisses de l'Europe, et basta!" Mais c'est mon travail, mon devoir, ma passion. Mes "indignations officielles", dont certains se moquent et d'autres s'offusquent, ouvrent des brèches pour que d'autres, les citoyens, ceux qui pensent qu'il n'y a pas de liberté sans responsabilité, stindignent à leur tour, se mobilisent pour faire bouger les choses. Je suis persuadée d'avoir finalement gain de cause. Sinon, ce ne serait pas mon échec personnel, mais celui de toute une civilisation."