EMMA BONINO, ENTRE L'ACTION ET LA REFLECTION
Entretien: Gérald Papy et Sabine Verhest; Photo: Emmanuel Crooij
*** LE POINT
EMMA BONINO. Commissaire européen en charge de l'aide humanitaire, de la politique des consommateurs et de la pêche, Emma Bonino n'hésite jamais a quitter son bureau du 10e étage du Breydel a Bruxelles pour descendre sur le terrain. Au début du mois d'août, alors que la Commission est en relative hibernation, elle était en mission humanitaire en Irak.
RENCONTRE. Cette semaine, l'énergique Italienne était le commissaire de permanence, a Bruxelles, pour l'exécutif européen, avant de s'octroyer une petite semaine de vacances.
L'occasion de la rencontrer, d'évoquer avec elle son voyage en Irak et de faire le point, de recueillir ses impressions, sur d'autres dossiers dont elle a la charge - l'aide humanitaire, la politique des consommateurs - ou qui la touchent particulièrement.
*** SOUTENIR CEUX QUI DEFENDENT LA DEMOCRATIE
- La troïka europeenne, après une visite a Kinshasa, s'est engagée a plaider pour une reprise de la coopération avec le Congo lors du prochain conseil des ministres des Affaires étrangères. Partagez-vous cet enthousiasme?
- Je ne connais pas les détails des entrevues des ministres européens avec les autorises congolaises. S'agit-il d'une reprise conditionnée? A quelles conditions et selon quel calendrier?
Je constate en tout cas que les "amis" américains ne se sont pas encore précipités a Kinshasa. Ca fait quatre mois qu'ils annoncent un chèque - toujours le même! - de 10 millions de dollars. J'ai rencontre le sous-secretaire d' Etat américain pour les droits de l'homme, qui m'a expose les 9 points de conditionnalité de l'aide américaine.
Moi, je suis préoccupée par le fait que je ne vois pas arriver au Congo la commission d'enquête des droits de l'homme des Nations unies. Un accord établi le 7 juin avec l'ambassadeur des Etats-Unis aux Nations unies, Bill Richardson, prévoyait son arrivée un mois plus tard, après appréciation de M. Kabila. Qu'ont-ils fait entre le 7 juin et le 7 juillet? Ensuite, Kinshasa a refuse la composition de cette commission. Il y a la un précédent fâcheux: les Nations unies ont accepte d'écarter le coordinateur de la commission (NdlR: le Chilien Roberto Garreton). Cela signifie-t-il que, la prochaine fois on va téléphoner a M. Karadzic pour savoir quelle serait la délégation qui lui conviendrait? Maintenant, la commission est plus équilibrée soi-disant. Et la période couverte par l'enquête est étendue. Alors, pourquoi les enquêteurs ne sont-ils pas encore sur place? Nous sommes le 15 août! entre-temps, si quelqu'un a voulu faire un petit "nettoyage", j'ai l'impression qu'il en aura eu la possibilité...
Je suis aussi préoccupée parce que l'accès des humanitaires est toujours problématique. Et j'ai des doutes sur la le des élections dans deux . Même du côté rwandais, commence a dire que, dans 3 ou 4 ans, ce serait mieux.... Moi, je ne vois pas se mettre en place un début d'institution démocratique dans un coin de ce pays.
- Vous souhaiteriez donc un processus de reprise la coopération soit soumis au respect d'un certain nombre de règles...
- Nous sommes liés à la convention de Lomé (NdlR: conclue entre la Communauté et 70 pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique). La conditionnalité y est écrite. Il ne s'agit pas d'avoir une attitude plus dure ou moins dure. Mais peut-etre la troïka a-t-elle eu des assurances dont on ne connait pas les détails. On ne peut que l'espérer...
D'ailleurs, nos priorités politiques changent au fur et a mesure du temps. Jusqu'au début des années 80, on allait soutenir tout qui était anticommuniste. Ca a été la grande chance de Mobutu et des autres. Ensuite on est passe a l'antiterrorisme: on a soutenu tous les pays qui avaient une attitude antiterroriste, c'est-à-dire anti-Iran, anti-Soudan. Et, tout récemment, on a découvert la "good governance" : on soutient tous ceux qui assurent une "bonne gouvernance", qui combattent la corruption. Si vous regardez les 20 dernières années, vous voyez que le d'alliance tourne autour de ces 4 priorités. Mais quand va-t-on soutenir ceux qui défendent les droits de l'homme et' le démocratie? Si on était à l'école, on nous aurait renvoyé 40 fois!
On en est revenu à un cliché des années 70, quand on disait a quelques obsédés des droits de l'homme que la démocratie est un luxe des pays riches: "Les pauvres, ils sont trop pauvres pour pouvoir voter, pour comprendre ce qu'il se passe. Il faut d'abord le développement économique, après on aura le développement démocratique." Et on n'a rien vu de tout ca! Et pourtant, on revient avec cette idée... Mais je signale que, même les peuples qui n'ont, pour des raisons objectives, pas d'instruction, quand il s'agit de voter, ils votent comme les Suédois! Prenez la Birmanie, où peu de gens vont à l'université: quand ils ont eu la possibilité de choisir entre Mme Aung San Suu Kyi et le régime militaire, 92 pc ont voté Mme Aung San Suu Kyi. En Afrique du Sud, quand on a fait les élections, la famille discriminée noire, qui n'était pas très éduquée, a fait la queue pendant deux jours pour voter.
Mais l'idée que les gens ne comprennent pas, ce n'est pas un cliché africain. Chez nous, c'est la même histoire.
- Vous avez confiance dans les populations...
- J'ai beaucoup confiance en l'individu en général.
*** L'EURO ET LA VACHE FOLLE, DEUX INTERROGATIONS DES CONSOMMATEURS
- On ne parle de l'euro qu'en termes économiques et financiers. Vous qui avez aussi la casquette de la politique des consommateurs a la Commission europeenne, ne pensez-vous pas qu'il est temps d'éduquer la population, d'expliquer l'euro au consommateur, à celui qui devra s'en servir tous les jours?
- Vous avez tout a fait raison. On est déjà assez en retard sur le dossier éducation et information. C'est dû a plusieurs choses. Il est très difficile de faire une campagne d'information sans avoir la possibilité de visualiser un billet ou une pièce, ce n'est possible que depuis Dublin et Amsterdam (NdlR: décembre 1996 et juin 1997). En plus, il est évident que cette campagne d'information ne peut se faire uniquement depuis Bruxelles. Au niveau des Etats, on est assez lent. J'ai découvert à mon grand étonnement - et je viens d'écrire une lettre à tous les ministres de l'Education - que rien n'était prévu pour les livres de texte en 1999, alors qu'il faut des temps bibliques pour les changer, pour qu'ils soient agréés, etc. Rien n'avait été prévu. Or, s'il y a un réseau où vous allez toucher des millions de personnes, c'est bien celui des écoles Ne pas impliquer les institutions scolaires, c'est dramatique! Il suffit de prévoir un petit livre, un texte adapte aux différents niveaux scolaires. Mais les Etats
doivent convoquer les maisons d'édition, agréer le texte, etc.
Je suis convaincue que le changement en euro sera tellement révolutionnaire que l'apport de tous les secteurs de la société est nécessaire: les Etats, les ministères, les banques. Et le prive aussi. Au lieu de continuer à nous inventer Barbie ou l'autre monsieur (NdlR: Ben!), les fabricants ne pourraient-ils pas nous inventer sur l'euro pour 1998 le jeu social le plus populaire? Ce n'est qu'un exemple pour dire qu'a mon avis il faudrait que tous les secteurs de la société soient impliques dans leur domaine dans cette aventure qui aura des conséquences énormes. Tietmeyer ou pas Tietmeyer (NdlR: le président de la Bundesbank), l'euro ne peut pas être un succès sans l'implication des citoyens.
- Il y a des initiatives. Des grands magasins ont par exemple affiché leurs prix en euro et en monnaie nationale...
- Et durant ces simulations, on a pu apprendre beaucoup de choses. Par exemple, il y a eu des réactions différentes entre Français et Italiens. Les Italiens ne sont pas habitues aux décimales, c'est une complication en plus pour eux.
- Tout autre sujet, qui touche aussi les consommateurs: la vache folle. Une des conséquences du rapport parlementaire d'enquête est que vous chapeautez désormais une nouvelle direction générale. Quelles grosses modifications ont été apportées à la Commission?
- Le comité multidisciplinaire à été créé. J'espère avoir tout le système d'avis scientifique en place pour le début du mois d'octobre.
Mais une importante tentative de modification n'a pas abouti: donner la ressource humaine adéquate pour faire les contrôles. Je n'ai que 27 vétérinaires. Et pour tout contrôler, pas seulement le boeuf, mais aussi le poulet ou le poisson. Puisqu'il est interdit de cloner les gens, on a propose d'augmenter leur nombre a 200. Le Parlement européen nous a d'abord dit qu'on avait trop de gens à la Commission, qu'il fallait redéployer. Mais je cherche des inspecteurs vétérinaires, moi! Je ne peux pas redéployer ma secrétaire! Finalement, ça a été compris. Dans sa générosité, le Parlement nous a autorises a avoir 35 vétérinaires en plus des 27 pour 1997. Les autres, on les aura peut-être en 1998.
Mais ce doit être maintenant approuve par le Conseil qui est la deuxième autorité budgétaire. Dans sa sagesse, il a pensé qu'il devait réfléchir pendant tout l'été... La proposition d'octroyer 35 personnes supplémentaires n'a pas été acceptée en première lecture. Les ministres vont décider au mois d'octobre. Et pour le moment, avec tout le monde qui hurle contre la Commission, je suis toujours avec mes 27 vétérinaires.
La dernière fois que je suis allée au Parlement, j'ai prévenu: j'ai un tas d'inspections en retard, n'allez pas le découvrir au mois d'octobre. Je n'ai rien fait inspecter sur le poulet parce que je n'ai pas les gens. C'est un dossier important vis-a-vis des Etats-Unis. Et je suis tres en retard sur le poisson. Surtout que j'ai mis toutes les personnes que j'ai sur le trafic illicite de viande bovine britannique (NdlR: organise par l'intermédiaire de sociétés belges et dévoilé en juillet)...
- Une des recommandations prônées par la commission d'enquête sur la vache folle était que la Commission se retourne contre le Royaume-Uni, premier responsable dans l'affaire...
- D'après le service juridique de la Commission, il n'y a pas moyen de le faire.
*** L'ABSENCE D'EMBARGO EN IRAK N'AURAIT PAS GARANTI UN SORT PLUS ENVIABLE POUR LA POPULATION
- Vous revenez d'un voyage en Irak et au Koweit. Pensez-vous que l'embargo international contre Bagdad était en définitive la bonne solution pour affaiblir Saddam Husssein?
- Je reviens de ce voyage avec des points d'interrogation. Et je ne suis pas la seule a ne pas avoir de réponses a ces questions. On n'a pas encore trouve la méthode efficace pour lutter contre une dictature. Même quand on s'accorde pour trouver celle-ci intolérable. Car, le plus souvent on appuie les dictateurs. Saddam Hussein en est le parfait exemple: puisqu'il était anti-iranien, on avait décidé qu'il était pro-occidental. Jusqu'au moment où il a décidé d'être "pro-soi-même". Le charme de l'homme fort qui tient l'ordre a n'importe quel prix dans une région - où souvent d'ailleurs on a des intérêts économiques; sinon on n'y fait pas trop attention... - est un charme auquel on succombe encore. On continue a miser sur les hommes forts plutôt que sur les institutions fortes. Cela se répète aujourd'hui avec Kabila, avec Museveni, etc.
Mais survient un moment oh ces hommes forts deviennent surtout forts pour eux-mêmes et se retournent contre nous. Alors se pose la question de savoir comment s'en débarrasser. Pour les affaiblir, on doit constater qu'on n'a pas encore trouve la solution efficace. Peut-être n'y a-t-il d'ailleurs pas "une" solution efficace.
Avec Saddam Hussein, dont le régime est jugé par tous comme intolérable, on a tout essayé: le complot, la CIA, l'embargo mou, l'embargo dur, la guerre a un certain montent... Et le Monsieur, il est toujours là! Je pense qu'au plan international, on devrait se pencher sur une méthode pour répliquer a ce genre de régime. Ca, c'est la toile de fond.
A propos de l'embargo, ma première réflexion est de constater que le peuple irakien a plutôt souffert de 30 ans de dictature de Saddam Hussein. Et, les sept dernières années, il a souffert des deux: de l'embargo et du régime. Mais je suis loin d'être sûre que, sans embargo, la richesse de ce pays, provenant de son pétrole, aurait été redistribuée adéquatement a la population. Une abondance de cash aurait plutôt été utilisée, comme auparavant, pour la construction de systèmes de destruction de masse, pour le réseau de terrorisme international, pour les privilèges des pontes du régime... Donc, je ne me sens pas en mesure de dire que la souffrance de la population, aujourd'hui, est due a l'embargo.
II reste que la situation du peuple irakien est dramatique, surtout au centre et au sud du pays. C'est une des révélations de ma mission: l'état de cette population, aux plans sanitaires, conditions de vie, etc. y est beaucoup plus désespéré qu'au nord, dans le Kurdistan. Depuis 1991, l'aide humanitaire a été beaucoup plus ciblée sur le Nord parce que l'accès a l'Irak était tres restreint, a l'exception de la Croix-Rouge. Les organisations non gouvernementales ont seulement été autorisées à y accéder récemment.
Nous sommes dans une phase oh la résolution "food for oil" produit ses effets pour le second semestre consécutif. Le volet "nourriture" commence a être bien rempli, au Kurdistan comme en Irak. Par contre, la volet "médicaments" a pris beaucoup de retard. Nous projetons de prendre des mesures d'urgence pour combler le manque, avec "Pharmaciens sans frontières" - parce qu'ils ont des stocks dans la région - et avec la Croix-Rouge. La troisième priorité est 1'infrastructure sanitaire. Mais le programme n'a pas encore démarré. Avec l'embargo, toutes tes les stations de pompage ont été privées de pièces de rechange.
Mon constat est donc qu'il faut mieux cibler notre aide humanitaire parce qu'il est inutile, maintenant, de faire beaucoup d'efforts au plan de l'assistance alimentaire. C'est un impératif parce que le montant total de l'aide s'élève à 4 milliards de dollars par an pour une population de 21 millions d'habitants. C'est énorme par rapport a ce que nous, Union européenne, donnons - a peine 1 pc, 30 millions de dollars par an - même si nous avons été les plus généreux. Donc, a terme, on pourrait penser a quitter le pays, parce qu'il y aura peut-être d'autres urgences dans le monde. Et ce n'est pas l'humanitaire qui va résoudre les problèmes économiques et politiques de l'Irak.
Au plan politique, je suis assez pessimiste. Tarek Aziz, lui-même, a admis qu'en ce qui concerne la résolution des Nations unies sur le désarmement, il y a encore des problèmes à régler, même s'il les a qualifiés de marginaux. Or, dans le domaine de la destruction de masse, la marginalité est un peu délicate à juger... Il y a notamment le réseau d'armes bactériologiques qui est loin d'être complètement contrôlé et détruit.
Dans mon pays, il y a toute une campagne pour la levée de l'embargo, notamment pour des raisons humanitaires. Si on développe un grand programme d'assistance, cette revendication perdra peut-être de son impact. Parce que, moi, je reste persuadée que, pour danser, il faut être deux. Si les Irakiens veulent faire partie d'une communauté internationale, il faut bien que des règles minimales, notamment de transparence sur l'armement, soient respectées.
*** LE COUP D'ARR T D'AMSTERDAM
- Vous êtes de la tendance "spinelliste", pour une Europe politique. N'êtes-vous pas déçue quand vous voyez sur quel chemin s'engage l'Europe, notamment après le sommet d'Amsterdam?
- Si. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard si, dans l'"Agenda 2000" (NdlR: document de la Commission qui fait le point sur l'élargissement de l'Union, la réforme de la Politique agricole commune, le cadre financier futur de l'Union), on a bien écrit qu'il fallait une nouvelle Conférence intergouvernementale avant tout élargissement. Dans la situation institutionnelle actuelle, si nous procédons à l'élargissement, nous créerons nous-même l'échec de l'Europe et sa paralysie.
Ce n'est pas génial à Quinze, alors si on doit décider à 20, avec les mêmes mécanismes, on n'ira nulle part.
On a donné un coup d'arrêt, à la construction de l'Europe. D'une certaine Europe. On a raté une occasion. Ceux qui croient en une Europe politique doivent mettre toute leur énergie pour faire redémarrer le processus. D'autres étaient très contents du résultat d'Amsterdam, notamment ceux qui demandent explicitement que l'Europe soit une. zone de libre-échange. Ils ne l'ont jamais caché d'ailleurs et on doit au moins admettre qu'ils ont dit de façon transparente ce qu'ils pensaient.
Pour ceux qui pensent que l'Europe n'est pas seulement un espace économique, saris une âme, sans responsabilités`plus politiques, c'est sûr qu'Amsterdam a donné un coup d'arrêt. C'est d'autant plus préoccupant que c'est comme rouler à bicyclette: vous ne pouvez pas vous arréter, soit vous pédalez, soit vous tombez...