Intervention de Mme Emma Bonino
Assemblée Nationale - Lisbonne 29 Octobre 1999
Monsieur le Président de la République, M. le Premier ministre du Maroc, M. le Président de l'Assemblée nationale, M. le Secrétaire Général du Conseil d'Europe, Mesdames et Monsieurs,
C'est avec émotion que je prends la parole devant le Parlement portugais, symbole de ce pays-bastion de la démocratie installé au bout de notre continent ; et c'est avec émotion aussi que je reçois aujourd'hui ce Prix Nord-Sud en le partageant avec une personnalité comme Abderrahman Youssoufi, dont la biographie est une source d'inspiration pour tous ceux qui, comme moi, s'efforcent d'ancrer l'action politique aux principes et aux valeurs.
Nord et Sud, Est et Ouest, voici des notions géographiques qu'il faut manier avec prudence. " On est toujours l'Occident de quelqu'un " m'a dit un jours un ami venu d'Asie. Je ne parle pas l'arabe mais je sais que le nom arabe du Maroc est Maghreb, c'est à dire, Occident. A' quel titre donc, un marocain devrait considérer un Allemand ou un Anglais plus occidentaux que lui ? Cela ne va pas mieux avec le Nord. Car on a pris l'habitude de considérer la Méditerranée comme la frontière quasi naturelle entre le Nord et le Sud du monde. Comme si l'Équateur - seule frontière naturelle connue entre les deux hémisphères - passait entre le Tunisie et la Sicile.
Méfions-nous donc des idées reçues géopolitiques, car elles enfantent souvent des frontières artificielles et des préjugés très durs à mourir. Après quoi il n'y a que le dialogue quotidien, que la connaissance réciproque pour éradiquer ce que l'écrivain italien Primo Levi définissait " l'idée consciente ou inconsciente que l'étranger est l'ennemi " .
Et bien, ce dialogue, il est aujourd'hui entravé par quelques épouvantails - auxquels je voudrais me consacrer brièvement - quelques anxiété collectives, qui se manifestent aussi bien au Nord qu'au Sud : qu'il s'agisse de l'Islam, ou des migrations ou encore de la globalisation.
L'Islam, dans l'imaginaire collectif de l'Occident, a déjà remplacé le communisme en tant que " ennemi numéro un " de la civilisation occidentale. Voilà le résultat, certes, de quelques préjugés historiques, de cette cassure entre Occident et Orient qui date des Croisades ; le résultat du fait que, comme le dit le politologue palestinien Bichara Khader (je cite) dans le mouvement pendulaire de l'histoire méditerranéenne, la religion a servi souvent d'étendard pour galvaniser les énergies et pour mobiliser les hommes ; cela va autant pour le Christianisme que pour l'Islam que pour le Judaïsme (fin de citation). Au nom de la religion l'homme a écrit - et continue d'écrire - des pages exaltantes et des pages ignominieuses de son histoire.
Étrangère que je suis à toute culture religieuse (mais pas à la spiritualité) je crois être bien placée pour affirmer qu'il faut être assez mal informé ou de mauvaise fois - l'un n'exclut pas l'autre, d'ailleurs - pour désigner aujourd'hui d'un seul cliché un Islam qui compte un milliard de personnes, des dizaines de pays aux histoires différenciées, une douzaine de langues.
Le danger auquel nous nous heurtons est plutôt celui de l'intégrisme, ce phénomène politico-religieux dont l'Islam n'a pas l'exclusivité, d'ailleurs. Et les Balkans, qui font partie intégrante de l'Europe, sont là pour nous le rappeler. Car il peut arriver dans n'importe quel pays - surtout dans ceux en manque d'institutions démocratiques - que la contestation sociale et politique empruntent le langage religieux pour se légitimer auprès de l'opinion publique. D'où le phénomène typiquement politique de l'intégrisme qui à mon avis, loin d'être un " retour à la religion " est tout d'abord une manipulation de la religion. Les partis et mouvements que l'on appelle " islamistes " (ce qui est déjà une entorse à la clarté sémantique) utilisent la religion pour changer le pouvoir en place ou y accéder. C'est tout. Et je ne vois aucune raison au monde pour qu'un milliard de musulmans soient considérés ipso facto des complices des crimes commis par les Talibans en Afghanistan ou par d'autres groupes extrémistes se récl
amant abusivement du Coran.
Cette prétendue " menace islamique" se confond, dans nos pays européens, avec l'autre épouvantail, représenté par les migrations de populations - dans leur majorité musulmanes - de la rive sud vers la rive nord de la Méditerranée.
Les migrations. Cela m'étonne de constater que l'Europe compte encore, parmi ses leaders et opinion-makers, des gens qui - effrayés par l'étendue et la continuité des flux migratoires qui enjambent la Méditerranée - se promettent et nous promettent de maîtriser ce phénomène (qui est de toute évidence irrépressible) en militarisant nos frontières ou en adoptant des lois de plus en plus restrictives sur le droit des non-européens à vivre chez nous et devenir nos concitoyens.
Une telle approche fait preuve à la fois de mesquinerie et d'une certaine incapacité d'interpréter et la réalité contemporaine et quelques principes fondateurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Quitter son pays et son foyer n'est pas une promenade de santé. Ce sont les besoins matériels qui poussent l'homme à émigrer, à exercer le droit inaliénable de tout être humain à fuir la pauvreté et à sauvegarder - comme il peut et là où il peut - la dignité de sa personne e des siens. L'histoire se répète amis notre mémoire est courte. Hier c'étaient nos pères et nos grands-pères (je parle au nom des Italiens, bien sûr, mais aussi au nom des Portugais, des Espagnols, des Grecs) qui traversaient les mers et les montagnes pour chercher une vie meilleure, aujourd'hui ce sont les Maghrébins, les européens de l'Est, les Asiatiques.
Ce phénomène qui existe depuis toujours est aujourd'hui facilité, voire intensifié par les conséquences de la globalisation de l'économie mondiale : et nous voilà maintenant face à un épouvantail qui hante l'opinion du " Sud " . La globalisation, que cela nous plaise ou pas, n'est pas la machination de quelqu'un ou de quelques uns : c'est un processus en plein cours, une réalité avec laquelle il faut se mesurer et dont l'accélération des migrations n'est qu'un effet.
Je ne partage pas cette idée reçue de la gauche occidentale d'après laquelle la globalisation est ennemie des pauvres, donc, d'abord des pays du sud. Je partage par contre le pessimisme qui entoure de plus en plus les politiques dites de développement (trois décennies d'échecs) et l'opinion de l'ancien directeur de l'Organisation Mondiale du Commerce, Renato Ruggiero, qui - statistiques à l'appui - ne cesse de nous rappeler les énormes chances (beaucoup plus que 30 ans de " coopération au développement ") que la globalisation à donné à des pays pauvres - l'Inde est l'exemple le plus frappant - de s'insérer dans l'économie mondiale. Pas à tous les pays, bien entendu. Deux milliards de personnes vivent dans la pauvreté la plus extrême. Et c'est un scandale intolérable.
La globalisation, on peut - on doit même - la gouverner, mais on ne peut ni l'arrêter ni encore moins la rayer de notre panorama contemporain.
Cela dit, je ne suis pas une partisane des migrations " sans règles ". Tout au contraire. Parfaitement consciente des mutations profondes, sociales et culturelles, que nos sociétés européennes subissent du fait même d'accueillir et " métaboliser " - pour ainsi dire - des nouveaux citoyens, représentants et porteurs d'autres civilisations, je pense que nous avons devant nous un grand défi et une grande chance d'enrichissement de notre vieux continent.
A condition que l'Europe, je parle surtout des pays de l'Union Européenne, sache échafauder en temps utile un cadre juridique capable de garantir à ses nouveaux citoyens égalité de droits et de devoirs par rapports aux autres. Ce n'est pas une tâche facile. Moi je pense que pour gérer ce mosaïque que l'Europe devient - de langues, de cultures, de religions et de traditions - nos États et nos législateurs doivent :
- Un / s'inspirer à la laïcité la plus rigoureuse (les préceptes religieux ne concernant que la conscience de l'individu);
- Deux / ne prendre en considération que les droits et les devoir de l'individu.
J'entends souvent parler de relativisme culturel. De la nécessité, autrement dit, de respecter les coutumes " de l'autre ", même quand il s'agit d'usages en conflit avec notre sensibilité, en nous abstenant d'imposer nos traditions. Le principe est raisonnable, mais il faut avoir le courage de dire qu'en aucun cas, au nom du relativisme culturel, le système juridique d'un État de droit ne peut englober des normes " venant d'ailleurs " et qui ratifieraient la violation des droits fondamentaux de la personne. Depuis la peine de mort jusqu'aux mutilations sexuelles, en passant per toute forme de discrimination basée sur le sexe.
La seule boussole valable pour les peuples du monde entier est, à mon avis, celle qui nous signale le chemin vers l'État de droit : je parle d'une vision du monde et des relations internationales d'après laquelle on attribue aux principes universellement reconnus la même valeur que l'on attribue aux matières premières.
C'est pourquoi, dès que j'ai quitté - en juillet dernier - mon poste de Commissaire européen à l'action humanitaire, j'essaye de continuer à donner ma contribution au dialogue entre le Nord et le Sud tout d'abord en participant aux deux campagnes parallèles : celle pour l'abolition de la peine de mort (je vous rappelle que d'ici quelques semaines l'Assemblée Générale des NU votera une proposition de suspension des exécutions capitales présentée par l'Union Européenne) et celle pour la mise en place de la Cour Pénale Internationale Permanente contre les crimes de guerre et le génocide (qui ne sera possible qu'après qu'au moins 60 parlements nationaux aient ratifié le Traité constitutif approuvé par 120 l'année dernière).
Il faut, dans ce genre de campagne, des gestes concrets et un peu de courage. Comme vient de nous montrer le Portugal en demandant à la Chine de mettre les habitants de Macao à l'abri de la peine capitale, ce " crime d'État " qui reste encore légal dans 72 pays du monde, dont la Chine.
Merci, Président Sampaio, au nom des abolitionnistes du monde entier. Merci à tous.