LE MONDE - NOVEMBRE 1999
Journal de la visite d'Emma Bonino dans les couloirs de la mort aux États-Unis
(12.000 signes environs)
par Emma Bonino
Tout comme les scientifiques en lutte contre le cancer, qui disent voir finalement le bout de leur tunnel, nous qui luttons pour l'abolition de la peine de mort nous nous sentons nous aussi pas loin de notre objectif. A eux d'arriver au procédé qui permettra d'arracher des vies humaines à la "maladie du siècle", à nous de rendre opérationnelle sur le plan international une formule politico-juridique capable de soustraire aux bourreaux leurs futures victimes.
Une solution est déjà proposée aujourd'hui par le mouvement abolitionniste, le moratoire universel des exécutions. Elle se fonde sur la conviction que la mort ordonnée par l'État est en contradiction avec les principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme et notamment avec la sauvegarde de la dignité de la personne. Il faut donc arrêter ces » sacrifices humains avant même de s'atteler à la tâche de mettre en chantier l'abolition définitive de la peine de mort.
Cette idée, proposée pour la première fois aux Nations Unies par la diplomatie italienne en 1994, est aujourd'hui à l'examen de l'Assemblée Générale, sous forme d'un projet de résolution parrainé par les 15 pays de l'Union Européenne et par 74 autres pays des cinq continents.
Les tenants de la peine de mort - encore appliquée dans 72 pays - s'essayent ces jours-ci à une défense » idéologique , en accusant les abolitionnistes de vouloir imposer au monde entier des priorités et des valeurs établies par l'Europe. Comme si l'abolition de la peine de mort (à l'instar de celles de l'esclavage, de la torture, de la discrimination raciale) ne concernait l'humanité dans son ensemble. Comme si l'on pouvait imaginer de tout globaliser, sauf les consciences et les droits de la personne.
L'abolition de la peine de mort énième manifestation d'arrogance du Nord vis-à-vis du Sud? Les défenseurs de cette thèse seraient surpris de savoir que j'ai personellement enregistré - tout récemment- les convictions abolitionnistes d'Abdelaziz Bouteflika, du président malien Alpha Oumar Konaré, du premier ministre marocain Abdourrahman Youssoufi, du chef de la diplomatie sénégalaise, le juriste Jacques Baudin.
La tâche du mouvement abolitionniste serait moins difficile si aux Nation Unies on ne trouvait systématiquement rangés du côté des partisans du supplice capital, les Etats-Unis, pays pourtant symbole de la démocratie libérale et de l'État de droit. Pourquoi la diplomatie américaine reste-t-elle si attachée à la "mort d'État" alors que cette question déchire le pays, son opinion, ses juristes, ses politiques ? La Cour Suprême des États-Unis, qui avait affirmé l'inconstitutionnalité de la peine capitale en 1972, est revenue sur ce jugement en 1976, en l'annulant. Depuis lors, 38 États, sur 51, ont rétabli la peine capitale dans leur législation. Même si 28 Etats seulement exécutent les condamnations. Comme me le dit cet avocat abolitionniste rencontré à un colloque sur la peine capitale organisé par la Columbia University de New York: "Notre justice rappelle la roulette russe. Pour un même crime on peut vivre ou mourir: il suffit de se 'tromper d'État', de naissance ou de résidence." La plus importante associa
tion américaine d'avocats, l'"American Bar Association", constatant le nombre alarmant d'erreurs judiciaires, a demandé elle aussi un moratoire des exécutions.
Pourra-t-on un jour faire basculer Washington dans le camp abolitionniste? Les amis du bureau de New York de "Ne touchez pas à Caïn", ong internationale fondée par les radicaux italiens en 1993 (et reconnue par les NU) me disent: "Il faut aller dans les prisons américaines, parler à ces hommes et ces femmes morts-vivants, pour comprendre, pour secouer les consciences et faciliter la bataille des abolitionnistes américains." J'ai suivi ce conseil. Voici quelques-unes parmi les impressions et les émotions suscitées par ce voyage insolite de l'Illinois à la Floride.
Tout au long de ma carrière politique, les visites volontaires et involontaires de prisons, y compris aux États Unis, ont été assez nombreuses; cependant, jamais je n'avais vu quelque chose de comparable à la Cook County Jail, angoissante "ville carcérale" près de Chicago, habitée par dix mille détenus et leurs gardiens: le plus grand pénitencier américain. Dans une petite bibliothèque située au cour de cet épouvantable labyrinthe éclairé au néon je rencontre, pour la première fois de ma vie, un homme condamné à mort, Edgar Hope. Mains et pieds dans les fers, Edgar est un noir au physique solide mais au regard éteint. Il a quarante ans, dont dix huit vécus dans le couloir de la mort, après sa condamnation pour avoir abattu un policier. "Votre visite est un véritable événement" explique Edgar, "car d'habitude ma femme est la seule personne qui vient ici, quand elle peut." Sa femme, c'est une fille qui vit à New York, épousée en prison il y a deux ans, après une longue correspondance entamée à l'aide d'un cous
in.
Morne mais pas résigné, Edgar nous raconte l'histoire de deux compagnons qu'il a vu sortir vivants du couloir, innocentés: Carl Lawson en 1996 et Anthony Porter en février dernier. "Porter dut attendre jusqu'à la veille de son exécution pour que l'on reconnaisse son arriération mentale et qu'on lui accorde une suspension de peine. Grâce à quoi le vrai responsable du crime qu'on attribuait à Porter a confessé un jour à la télé. Nous avons tous été très heureux pour lui."
Espoirs et remords se nourrissent réciproquement dans ces vies suspendues. "Je n'ai pas encore trouvé quelqu'un capable de comprendre, de l'extérieur, ce qui se passe dans la tête d'un homme qui a rendez-vous avec le bourreau. Tout d'abord, j'ai de plus en plus de mal à me reconnaître dans le voyou de 22 ans, vraie bête dangereuse, que j'étais au moment de mon crime. D'ailleurs, dès le moment de mon arrestation et des années durant, aucun des châtiments, aucune des humiliations que l'on inflige à ceux qui tuent un policier ne m'ont été épargnés. Y a-t-il quelqu'un, en dehors de l'aumônier, disposé à croire qu'il nous arrive de penser de manière obsessionnelle à nos victimes et de rêver d'une chance de nous racheter ? » .
On change de salle mais je me retrouve à nouveau face à un homme noir aux fers, Victor Stafford, 29 ans, que tout le monde appelle Cortez Brown, nom et prénom qu'il déclara aux policiers en 1989 et qui sont restés dans les actes d'un procès où il a été condamné pour avoir tué deux garçons de son âge au cours d'un affrontement entre gangs de quartier.
"Mon procès? J'avais un avocat d'office obligé à suivre, je n'exagère pas, une cinquantaine d'affaires à la fois. Il n'a jamais trouvé le temps de suivre une audience jusqu'au bout ni de consulter un seul témoin." Cortez a déjà vu partir deux voisins de cellule vers la chambre de la mort en 1995, James Free et Hernando Williams. "Hernando m'a fait jurer de ne pas accepter mon destin. Et je vis, cramponné à ma fille de dix ans, pour laquelle je me suis converti à l'Islam, et à mon assistante sociale, Lillie Muhammad, qui par miracle a réussi à faire accepter une demande de révision du procès."
Je débarque en Floride le 10 novembre pour me rendre à la "Broward Correctional Institution", pénitencier féminin construit dans la banlieue de Miami. Nous avons rendez-vous, moi-même et un petit groupe de journalistes, avec la détenue noire Andrea Jackson, 41 ans, condamnée pour avoir tué un agent de police en 1983. Les gardiennes à l'air très sévère qui nous accompagnent ne cachent pas leur étonnement. Pourquoi venir d'Europe pour cette prisonnière si » normale , qui n'a jamais fait la une des journaux ou du petit écran ?
Le personnage nous apparaît, en revanche, très inattendu, voire déroutant. Andrea Jackson a le corps d'une athlète ("J'attends la mort en pratiquant toute sorte de gymnastique ); elle aime, à la différence de tous les reclus, la solitude ("Je suis ma compagne préférée et j'arrive à peine à tout faire: ménage, gymnastique, correspondance, la télé et surtout l'étude continuelle du dossier de mon procès. En 15 ans j'ai déjà déposé cinq recours et obtenu, à l'aide d'un avocat bénévole, la suspension de mon exécution, déjà fixée"); elle est heureuse de devenir grand-mère dans quelques mois, mais elle décourage les visites familiales ("trop de dépenses pour eux et trop de stress pour tous").
Andrea aussi garde avec son passé un rapport assez flou : "Quand je raconte mon crime je ne sais plus si j'utilise mes propres souvenirs ou ceux que la relecture du dossier a imprimé dans ma mémoire. Je me bourrais à l'époque de drogues et d'alcool. Je me rappelle avoir résisté vivement à la tentative des policiers de me flanquer dans leur bagnole. J'ai abattu un flic et on m'a accusé de préméditation. Un meurtre prémédité en pleine rixe?".
"Je n'ai pas peur de mourir" nous assure Andrea, "mais je me bas bec et ongles pour vivre et contre cette supercherie, cette cruauté inutile qu'est la peine de mort. Depuis 1979 en Floride, 44 personnes ont déjà été exécutées, dont Judi Buenoano, en mars 1998, qui était une voisine d'Andrea Jackson. » Rien que pour attacher Judi à la chaise électrique, qu'ils appellent "Old Sparky", Vieille Étincelle, ils lui ont cassé plusieurs côtes. Puis l'ont brûlée, comme un fusible. Tout le monde dit que ce fut long et horrible ?".
Les témoins confirment que le supplice de Judi Buenoano a constitué un nouvel épisode dans le roman noir de » Old Sparky . En 1997 le masque de tissu éponge qui comprimait le visage du condamné Pedro Medina prit feu, ce qui était déjà arrivé en 1990. En juillet dernier, l'affreuse agonie d'Allen Lee Davis - une séance de "torture à mort" - a poussé un juge de Miami à faire circuler les images de cet horreur sur Internet. Un recours a été déposé auprès de la Cour Suprême dénonçant l' » inconstitutionnalité de la chaise électrique pour son inhumanité. Les autorités de Floride ont suspendu les exécutions en attendant le verdict. Mais le gouverneur Bush, prisonnier de la mort d'État, a une alternative toute prête, l'injection létale.
"Certes" ironise Andrea avant de rentrer dans sa cellule et dans sa carapace, "mieux vaut être empoisonnée que grillée. D'ailleurs dans ce pays même les chiens à abattre ont droit à l'euthanasie. Mais il faudrait se rendre compte que donner la mort ne peut pas être un acte de justice. Oui, j'ai tué. Mais à un moment où mon esprit était brumeux. Et j'ai demandé pardon à la famille de ma victime. Eux, ils tuent avec l'esprit le plus lucide du monde et dorment tranquillement."
Je quitte Miami en passant par le bureau du professeur Gerlad Kogan, à la faculté de droit. Ce charmant septuagénaire, après une vie consacrée à l'administration de la justice, y compris comme Chief Justice et membre de la Cour Suprême de Floride, ("combien de fois ai-je demandé et obtenu l'application de la peine capitale!") a vécu une crise qui l'a rendu le plus prestigieux et le plus encombrant des abolitionnistes de Floride. Sa conversion? "Elle est arrivée raconte-t-il, » en lisant les résultats d'une recherche sur les conséquences de l'utilisation par la justice américaine des tests génétiques durant ces dix dernières années. Grâce aux analyses d'ADN, 75 condamnés déjà assignés aux couloirs de la mort ont été innocentés. J'ai perdu le sommeil. Combien de vies aurait-on pu sauver si seulement ces tests d'ADN avaient été disponibles 50, 40 ou même 20 ans plus tôt? Et combien d'innocents risquons-nous de tuer parmi les 3565 condamnés d'aujourd'hui ? Il faut simplement arrêter tout cela. Car on peut tou
jours réparer une erreur judiciaire en ouvrant la porte d'une cellule et en libérant l'innocent. Mais on ne peut pas ôter le couvercle d'un cercueil et dire au mort:'Sorry, vous pouvez rentrer chez vous maintenant".