Radicali.it - sito ufficiale di Radicali Italiani
Notizie Radicali, il giornale telematico di Radicali Italiani
cerca [dal 1999]


i testi dal 1955 al 1998

  RSS
mar 20 mag. 2025
[ cerca in archivio ] ARCHIVIO STORICO RADICALE
Conferenza Emma Bonino
Partito Radicale Rinascimento - 14 gennaio 2000
Entretien avec Emma Bonino *

UNE EUROPÉENNE TRES RADICALE...

Cet entretien a été conduit par Sophie Bessis**

Sophie Bessis - Quel regard porte-vous sur la vie politique italienne, à la quelle vous etes

retournée il y a quelques mois après cinq années passées à Bruxelles ?

Emma Bonino - Je suis préoccupée par le fait que l'Italie risque de rater sa modernisation

institutionneIle en refusant d'opérer l'indispensable réforme de son mode de scrutin. La fin de la guerre froide a pourtant rendu cette reforme possible ne serait-ce que parce que la politique intérieure italienne n'est plus tributaire du défunt conflit Est-Ouest qui, pendant quarante ans, a empeché mon pays de connaitre l'alternance. En réalité, il n'y a pas de mode de scrutin

idéal ; il y en a de plus ou moins adaptés à un moment et à un contexte donnés. Mais, quel qu'il soit, le mode de scrutin détermine très largement le fonctionnement de la vie politique et les types d'alliances qui s'y nouent.

Au début des années 90, nous avons ressenti le besoin de passer d'un système proportionnel avec une douzaine de partis à un système de type anglo-saxon comportant un nombre restreint de formations. Se sentant menacée, la classe politique s'est alors empressée de voter une loi électorale compliquèe et opaque

* A 51 ans, Ernina Bonitio a déjà une 1ongue carrière derrière elle. Élue dèputèe du Parti radicaI Italien en !976 et constamment rèèlue depujs, dèputèe au Parlement europèen en 1979 et rèèlue en 1984 et 1989, elle a ètè nommèe en 1995 à la Commission européenne où elle a occupé pendant Cinq ans les fonctions de Commissaire à l'aide humanitaìre, à la peche et à la consmnmation. Présidente, puis secretaire du Parti Radical italien de 1991 à 1994, elle est l'une des personnalitès politiques les plus connues et les plus populaires de la pèninsule. La liste qu'elle conduisait aux èlections europèennes de juin dernier a remportè 8,5 % un score qui la place dLèsormais en position d'arbitre.

Spécialiste de l'Afrique et de 1'economie politique du développement. Auteur, entre autres publications, de: La Faim dans le monde, La Dècouverte, 1991; Femmes de Méditerranèe, Karthala, 1995.

qui allait à l'encontre de l'objectif recherché. Cette loi, combinée à la loi sur le

financernent public des partis et au règlement intérieur du Parlement, a provoqué une

sorte de métastase. Résu1tat: en fait de simplification, nous nous retrouvons aujour

d'hui avec 35 partis

S B. -Diriez-vous que l'Italie se trouve actuellement dans une impasse ?

E. B. - En cinquante ans, l'Italie a connu 52 gouvernemenrt et aucune législature n'est

parvenue jusqu'à son terme. Comment voulez-vous gouverner un Etat avec des équipes dont la durée de vie moyenne est infèrieure à un an ? Le problème, c'est que l'instabilité ne coute rien aux partis qui en sont responsables. Ce ne sont pas eux qui en patissent mais le pays, qui n'est pas gouverné. Aujourd'hui, tout est bloquè. Nous avons aggravè ]es défauts de notre système jusqu'au stade patilologique. Le premier à faire les frais de cette situation est le gouvernement qui est frappè d'impuissance. Certains essaient de noyer le poisson en proposant de modifier la Constitution. Une commission a meme étè nommèe à cet effet. C'est inutile. Notre Constitution n'est pas plus mauvaise qu'une autre. Pour sortir de l'ornière, il suffirait de pénaliser la transhumance politique dont certains se sont fait une spécialité. Avec 35 partis, les cartes sont brouillées: la gauche n'est plus la gauche et la droite n'est plus la droite. Personne ne sait plus comment remettre de l'ordre dans tout cela. Il faudrair trouver un

moyen pour contraindre les formations qui aspìrent au pouvoir à gouverner pendant cinq ans. Ce serait la seule facon de les placer devant leurs responsabilités. Il faut parvenir à la Stabilité dans la clarté. Depuis 1995, la coalition de gauche dont le gouvernement est issu a changé quatre fois de composition. C'est irresponsable.

S. B. - Que Proposent les radicaux?

E. B. - Nous autres radicaux somines tetus. Loin de nous décourager, l'échec du référendum

d'avril 1999 sur la loi électorale, du au refus des partis de modifier la donne acruelle., a renforcé notre détermination. Nous appelons à un nouveau référendurn sur la question car nous restons convaincus qu'il s' agit là d'une des troìs priorités de la "ie politique italienne avec la réforme du Code du travail et la réforme de la justice. Nous voulons mettre fin à l'anarchie institutionnelle et ouvrir le débat sur quelques grands thèrnes qui n'ontjannais été publiquement abordes.

S. B - Quelles sont vos intentions en matière de législation du travail et de justice ?

E B. - Le Code du travail en vigueur est celui qui fut négocié entre les syndacats et le

patronat en 1969, dans un contexte d'expansion économique et de plein emploi . Trente ans plus tard, l'Italie connait une situation bien plus difficile, avec un taux de chomage de 13 % (25-30 % dans les régions les plus défavorisées) et un système productif dominé par le secteur tertiaire et les petites et moyennes entreprises. Nous nous battons pour que la flexibilité - flotion taboue chez les syndicats italiens - fasse son entrée dans le monde du travaìl. Quant à la justice italienne, que très récemment un journaliste allemand qualifiait de » cauchemardesque , il suffit de rappeler que la durée moyenne d'un procès, jusqu'au dernier degré de juridiction, est de 15 ans ; que l'incarcération préventive peut durer de 4 à 6 ans que les carrières des magistrats du parquet et du siège sont confondues (c'est un cas unique en Europe) ; et qu'aucune responsabilité civile n'est prevue pour les juges ayant commis une faute ou une erreur dans 1'exercice de leurs fonctions.

S B. - Lors de votre dernier con grès, en aout 1999 vous avez adopté la devise: » Pour la

révolution libéral et les Etats-Unis d'Europe . S'agit-il d'un simple slogan ou d'un vérirable programme ?

E- B. - La première partie de cette devise - la révolution lìbérale - est un programme. La

seconde reste, pour l'instant, un slogan. L'instabilité politique est un alibi commode

pour éviter de traiter les questions essentielles dont certaines ont le défaut d'étre

impopulaires. Dans un pays comme l'Italie, où l'on vote tout le temps, les élus n'ont

evidemment pas intéret àmécontenter leur élecrorat. Mais en n'osant pas affronter les problèrnes, on ne fait que retarder le moment où il faudra bien prendre des décisions ìmpopulaires. Il est clair que, parmi les réformes que nous preconisons, quelques-unes toucheront les privilèges de groupes electoralement importants. Les trois grandes centrales syndicales - CGIL (socialiste), CISL (catholique) et UIL (mixte) auxquelles sont inscrirs 10 millions de travailleurs (dont 5 millions de retraités) ont toujour's éte des reservoirs de voix pour les grands partis de la gauche et du centre. Dans la mesure où l'un de nos référendums attaque de front les avantages matériels er le pouvoir politique quasi institutionnalisé que les lois actuelles accordent à la bureaucratie syndicale (qui ne représente ni les chorneurs ni les jeunes à la recherche d'un emp]oi), certain5 partis subissent de la part des syndicats des pressions extrémement fortes.

Le Parti radical, avec un score de 8,5 % aux élections europeennes, aurait pu décider de ne rien faire, c'est-à-dire d'organiser deux ou trois colloques autour de thèmes à la mode, qui n'auraient gené personne. Tout le monde, à droite comme à gauche, y aurait assisté. Au lìeu de cela, nous avons choisi la voie de la consultation populaire (1) avec tous ]es risques qu'elle comporte, et sommes devenus le parti le plus dérangeant d'Italie. Si les référendums que nous proposons passent avec succès tous les examens prévus par la loi, le gouvernement sera tenu de les organiser entre le 15 avril et le 15 juin 2000. Er leurs resultats seront contraisignant.

S.B. - En quoi consiste la révolution libérale que vous appelez de vos voi?

E. B. - La liberté economique dont j'estime que ce pays a besoin doit aller de pair avec la

responsabilité, car toute liberté qui ne s'accompagne pas de responsabilité est dangereuse. Mais pour devenir des rèalités, liberté et responsabilité doivent etre garanties par un Etat de droit efficace. Un exemple: si j'assouplis les procédures de licenciement et si, en contrepartie, j'autorise les salaries licencies à introduire un recours en justìce, il faut que les tribunaux rendent leur verdict rapidement et pas au bout de dix ans, comme c'est malheureusement le cas en Italie. En un mot, il faut que les institutions fonctionnent. Dans mon esprit, un libéral doit avoir l'obsession des institutions.

S. B. - Cette révo1ution est-elle, pour vous, synonyme de moins d'Etat, d'affaiblissenment des syndicats? Quels son vos objectifs?

E. B. - Je rn'exprimerai ici en tant qu'Italienne, Si j'étais aux Etats-Unis je préconiserais probablement d'autres solutions car j'estime que libèralisation et politique sociale sont indissociables. De ce point de vue, je me situe dans le droit fil de la tradition italienne des libéraux de gauche qui ont été les grands adversaires à la fois des fascistes, des cominunistes et des démocrates-chrétiens. Ce courant a toujours été très minoritaire dans le monde politique stricto sensu, mais a beaucoup influencé la culture politique de l'Italie. Il s'est insurgé contre le paternalisme protecteur du communisme qui faisait fi de l'initiative

individuelle et contre l'uItra-1ibéralisme hostile à toute intervention dans le champ social. L'Etat doit jouer un role, mais pas celui d'entrepreneur. Pourquoi la ville de Rome, par exemple, est-elle propriétaire de la Centrale laitière ? La mairie a-t-elle vocation à détenir le monopole de la distribution du lait? L'Etat doit abandonner ses activités industrielles afin de pouvoir etre plus présent là où il est réellement nécessaire Il doit d'abord appliquer et faire appliquer les lois qui, d'ailleurs, n'ont pas besoin d'etre aussi nombreuses qu'ellcs le sont aujourd'hui. Il faut simplifier la législation et faire de l'Etat son garant. Voilà pourquoi je ne suis pas » anti-impots . Une pression fiscale qui tournerait autour de 35 % me paraìt raisonnable Elle est actuellernent supérieure à 50 % et son efficacité est plus que douteuse.

S. B. Dans quels domaines les insuffisances sont-elles les

plus crianteS ?

E. B. - Dans le secteur de la santé notamment. Dans un pays où la pression fiscale atteint

52 %, on s'attend à ce que le système sanitaire fonctionne correctement. Or il n'en est rien. Les mauvaises performances du service public Ont créé une médecine à deux vitesses les pauvres vont à l'hopital public et les riches s'adressent à la médecine privée De plus, la sécurité sociale prend en charge des prestations comme les cures thermales qui profitent davantage à ceux qui les prodiguent qu'à ceux qui les suivent. Bref, il est essentiel de distinguer entre les services indispensables et de bonne qualité que l'Etat doit fournir à tout le monde grace à l'impot - et les services qui relèvent de l'assurance privée. Encore faut-il définir ce qui est » indispensable , et c'est là que le bàt blesse. Car si, sur le plan du discours général tout le monde est d'accord, dès qu'on aborde le concret, chacun defend ses intérets catégoriels - lesquels, le plus souvent, n'ont rien à voir avec la santé des citoyens. Le système clientéliste fait qu'on ne touche à rien. A titre d'exemple, trouvez-vous normal

que les cures thermales soient remboursees et que les stimulateurs cardiaques ne le soient pas ?

S. B. - Vous préconisez donc une remise à plat de l'ensemble du système. Compte tenu du

jugement que vous portez sur la classe politique italienne, avec qui ferez-vous cette réforme ?

E. B. - Je sais qu'une telle réforme demandera du temps. A la dìfference des autres pays

européens, nous avons à notre disposition un instrument constitutionnel remarquable qui est le référendum abrogatif (2). Je ne dis pas qu'il faut gouverner par référendum mais j'estime que, dans un système bloqué, il serait suicidaire de ne pas l'utiliser.

S. B. - Selon ses dirigeant, le Parti radica1 a vocation à gouverner. Là encore, avec qui puisque vous ne pouvez gouverner seuls?

E. B. - Si nous ne posons aucune condition à notre entrèe au gouvernement, tout le monde

voudra de nous. Mais telle n'est pas notre ambition: ce que nous voulons, C'est que le gouvernement auquel nous accepterions de participer se fixe des objectjfs, meme peu nombreux, et qu'il s'engage à les atteindre. C'est là que les choses deviennent difficiles. Aujourd'hui, nous ne pourrions gouverner ni avec la gauche ni avec la droite et ne voyons des alliés possibles que dans des groupes relativement minoritaires. Dans l'actuel gouvernement de centre gauche, par exemple, je me sens proche d'Amato (3) qui a tenté de courager ses réformes, mais je n'ai aucune affinité avec le Communiste Cossutta (4). Non pas que je refuse, par principe, de gouverner avec la gauche ou avec la droite, mais je veux qu'on

s' entende sur un programme et qu'on l'applique. Je suis meme prete à assumer des alliance impopulaires et à m'en expliquer devant l'opinion afin de réaliser les réforrnes que je juge indispensables. En aucun cas, les radicaux ne serviront de force d'appoint.

S. B. - Les partis nationaux vous semblent-ils adaptés aux enjeux européens?

E. B. - Il y a quelques années, nous avons tenté de creér un parti transnational, à l'échelle européenne. Très vite, nous nous sommes retrouvés impliqués dans des initiatives plus mondiales qu'européennes, comme la lutte contre la peine de mort. Pendant quatre ans, nous nous sommes totalemenr investis dans ce combat. Nous voulions faire comprendre à l'opinion publique - il est vrai peu concernée par le sujet dans la mesure où la peine de mort est partout abolie en Europe occidentale qu'il en allait de l'identité meme de notre civilisation et que le combat ne serait pas terminé tant que la peine capitale continuerait d'etre appliquée dans le premier des pays occidentaux : les Etats-Unis. Nous touchons peut-etre au but: la présidence finlandaise de l'Europe dojt, en effet, proposer cet automne aux Nations unies un moratoire international sur la peine de mort. Cette approche me parait pertinente, le moratoire étant une demarche pragmatique qui laisse le temps de s'entendre sur le fond. Je vous rappelle qu'à l

'heure actuelle, il n'existe aucun accord sur les crimes passibles de la peine de mort. La mise en place des tribunaux internationaux sur l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, ainsi que de la Cour pénale internationale ont permis d'accomplir un pas important en ce sens pour la première fois, le Conseil de sécurité à l'unanimité, à l'exception de la Chine qui s'est abstenue, a approuvé la création de tribunaux bannissant la peine de mort de leur arsenal repressif . Pourquoi les Etats-Unis acceptent-ils qu'un génocide ne puisse etre puni de mort et condamnent-ils chez eux à la peine capitale les mineurs et les handicapes mentaux, noirs de preference ? Nous sommes à présent en droit de leur poser la question. Mais ces batailles transnationales nous ont demandé tant d'énergie et de ressources que nous ne pouvons aller plus loin. Il faut lrouver d'autres instruments.

S. B - Quelle est votre conception du fédéralisme ?

E. B. - Jean Monnet disait que rien n'est possible sans les personnes lui disait »les hommes

- mais que rien ne dure sans les insiitutions. Dans le grand débat qui a eu lieu au sortì de la guerre pour savoir s'il fallait mettre en commun la politique et l'economie, les fonctionnalistes l'ont emporté et l'Europe s'est batie sur l'économie. Ce choix a maintenant atteint ses limites avec l'instauration de la monnaie unique. Et c'est justement l'existence de l'euro qui exigc la réouverture du dossire politique. Pour l'instant, l'Europe reste à bien des égards un< somme contradicloire d'intér6ts nationaux. Si l'on veut progres ser au-delà des l'Europe monétaire, le moment est venu d s'entendre sur un modèle institutionnei. Le seul qui soit valable à mes yeux est le fédéralisrne, que j'appelle " les Etats-Unis d'Europe " pour me faire comprendre de ma mère. Le fédéralisme, cela veut dire un président européen élu au suffrage universel, ainsi qu'une politique étrangère et de défens commune -

S.B.- Comment y parvenir?

E. B. - La règle de l'unanimité, qui est synonyme de droit de veto, doit etre abandonnée au profit de la majorité qualifié. Une telle majorité doit, certes, etre aménagée. Pour éviter le blocages, on pourrait autoriser les Etats qui ont voté contre une operation à ne pas y participer. A l'inverse, un seul pays ne pourrait plus empecher une opération emportant l'adhésion du plus granci nombre. Honnetement, je ne vois pas en quoi l'unanimité est plus dérnocratique que la majorité. De toute facon, si les politiques étaient d'accord, des solutions juridiques seraient trouvecs rapidement.

S. B. - Les Européens ne semblent guère préts à prendre de telles décisions

E. B. - Je suis consciente des difficultés qui nous attendent. Il faut identifier les intérets réels de l'Europe. Il est clair que 1'UE ne peut pas etre au chevet du monde entier. Mais il est certaint que la Yougoslavie et la Méditerranée font partie de son horizon. Qui doit s'en meler? Les Américains? Avouez que la Situation est cocasse quand ils ne viennent pas, nous les appelons à la rescousse; quand ils viennent, nous ne sommes pas contents. Parce que l'Europe ne veut pas prendre de risques, elle laisse une seule superpuissance agir à sa guise. Le problème, c'est que certe superpuissance n'est pas infaillible, ce qui est normal. Et qu'elle défend ses propres intérets, qui ne sont pas forcément les notres Si l'Europe veut exercer une réelle influence, il faut qu'elle se décide à parler d'une seule voix. Elle n'en prend apparemment pas le chemin, y compris sur le plan économique. Malgré la création d'une banque centrale européenne, on ne l'a guère entendue s'exprimer sur la crise financière qui secoue les

marchés depuis 1998.

S. B. - Quel bilan tirez-vous de la guerre du Kosovo? Comment en est-on arrivé là ?

E. B. - On en est arrivé là parce que, dès 1991, on a fait une analyse très superficielle de

l'évolution de 1'ex-Yougoslavie et que les cafouillages ont été légion. On n'a pas voulu voir le fossé existant entre Tito et Milosevic, qui s'est érigé en chantre du nationalisme grand-serbe dans une région dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est un véritable kaléìdoscope ethnique et religieux. J'ai eu l'occasion de m'en apercevoir dès ma prernière visite à Sarajevo en tant que commissaire européenne, le 28 janvier 1995. J'ai pu mesurer la cacophonie qui régnait entre les ambassadeur européens. Pour certains, Milosevic faisait partie du problème, pour d'autres de la solution. Mais, au nom de la stabilité, on l'a longtemps laissé commettre !e pire. Au moment de la signature des accords de Dayton, la question du Kosovo a été hypocritement laissée de coté. Toutes les conditions d'une explosion etaient alors réunies. Pour couronner le tout, en légitimant Milosevic à de multiples reprises et en le reconnaissait de fait comme unique interlocuteur, les Européens ont affaibli l'opposition démocratique serbe

qui s'est trouvée totalement isolée. Résultat nous avons fait la guerre beaucoup trop tard. Voilà où nous a menés l'absence de politique etrangère européenne. Mais pas seulement ce sont surtout les divergences d'intérets et de priorités des pays européens sur les grands dossiers qui sont en cause. Et ces priorités ne sont jamais publiques.

S. B. - La confrontation était-elle évitable ?

E. B. - Certainernent et, pour cela, il aurait fallu que l'Europe offre un front uni. Revenons à

Dayton. Quand Richard Holbrooke a pris le relais des Européens pour imposer un accord, ce n'est pas parce qu'il était plus intelligent qu'eux. C'est simplement parce qu'il possédait un passeport américain. Entendez il tenait un discours cohérent, conduisait une diplomatie homogène er disposait des moyens de la mettre en oeuvre.

S. B. - L'Europe semlie etre en panne de poltique méditerranéenne. Le regrettez-vous ?

E. B. - Chacun a ses proximités geographiques. Il nous faut tenir compte des notres. Il suffit

de regarder une carte pour voir que le monde ne se termine pas en Sicile. L'Europe se focalise aujourd'hui sur son élargissement mais elle ne doit pas en faire son seul horizon. L'abandon de la Méditerranee serait catastrophiquc. Nous ne pouvons tout de meme pas avoir les memes relations avec les pays du pourtour méditerranéen et avec l'Australie! La conférence de Barcelone avait pourtant été un bon point de départ. Depuis, on n'a pas fait grand-chose. Je ne veux pas me montrer pessimiste, mais la disparition de l'organigramme de la Commission europeenne du commissaire à la Médirerranée me parait de mauvais augure. Or une nouvelle génération arrive aux commandes dans les pays méditerranéens de la rive Sud il faut en profiter pour redefinir et renforcer nos relations avec eux, d'autant qu'ils sont demandeurs d'Europe politique.

S.B. - La construction de cette Europe politique est-elle en marche?

E. B. - Les prochaines échéances le diront. Si la conférence d'Helsinki, qui doit se tenir en

décembre, se contente d'ètre une conference d'Amsterdam-bis - avec un peu plus de politique d'environneinent ou d'immigration commune et si, en guise de réforme, on se borne à limiter le nombre des commissaires ou à pondérer les votes au Conseil, on n'aura guère avancé. Le problème, c'est que les pays du nord de l'Europe, partisans de solutions administratives et bureaucratiques, simplificatrices et efficaces, décident pratiquement seuls de notre avenir commun. Où sont les autres, l'Italie, la France, l'Espagne ? Comment parler de réformes si l'on ne s'accorde pas. au préalable, sur un projet d'ensemble ? La grande qualite du fédéralisme, c'est de mettre en commun peu de choses mais les plus importantes et d'appliquer à tout le reste le maximum de subsidiarité.

S. B. - La plupart des Étas européens y semblent favorables...

E. B. - C'est plus compliqué. Bien que personne ne veuille le reconnaitre ouvertement, il

existe un problème politique autour de la question de la renationalisation d'un certain nombre de domaines confiés jusqu'ici à la Commission. L'humanitaire en est un bon exemple. L'Europe en tant que telle veut-elle réellement faire respecter les conventions de Genève ? Officiellement oui, puisqu'un Office a été créé à cet effet. Mais ouvrir un tel débat c'est, une fois encore, s'interroger sur la nécessité d'une politiquie étrangère et de sécurité commune et sur le role de l'Europe au sein du Conseil de sécurité, c'est-à-dire sur l'éventuelle attribution d'un siège unique à l'UE. Or, pour l'instant, ce sujet est totalement tabou. J'ai personnellement été témoin de violations graves des conventions de Genève que mon mandat de Commissaire m'ejoignait de faire respecter. En les dénoncant, j'ai mis les responsables politiques au pied du mur. Vous comprenez pourquoi certains préféreraient revenir, à l'instar des États-Unis, à une action humanitaire nationale au service de leurs intérets nationaux.

S. B. - Pourtant, la gestion multilatérale marque des progrès. La création de la Cour pénale

internationale l'a montré

E. B. - Quelques États commencent à s'inquiéter de ces dérives et à ressentir la necessité de

nouvelles instances de còntrole. Malgré les réticences de Washington, la Cour pénale internationale représente une avancée considérable. Mais il faut aujourd'hui aller plus loin et tenter d'imaginer ce que seront les régulations multilatérales du XXIe siècle. Elles pourraient consister en un renforcement des organisations internationales, avec de solides relais aux niveaux continental et régional. Le monde doit se donner des règles et des institutions permettant de faire respecter les principes qu'il proclame. Telle est en tout cas, ma vision d'un avenir vivable pour l'humanité. Si l'on récuse cette architecture, alors qu'on en propose une autre plus pertinente et qu'on s'efforce de la mettre en oeuvre!

S. B. - Que comptez-vous faire pour promouvoir l'idée fédérale?

E.B. - A mon avis, il faudrait concevoir un nouveau manifeste fédéraliste et se servir de la

plate-forme que représente le Parlement de Strasbourg pour lancer une vaste campagne sur ce thème en direction de l'opinion publique européenne. On peut égalemcnr imaginer une Union diplomatique et militaire sur le modèle du processus qui a mené à l'Union économique et monetaire. Cette dernière, après tout, n'a pas si mal marché elle a su ménager des étapes et proposer des rythmes d'accès différenciés à l'Union. On pourrait envisager que la conférence d'Helsinki donne mandat aux présidents de la Commission et du Parlement afin de créer un groupe de sages comprenant les chefs d'état-major, un peu comme l'avair fait Jacques Delors en son temps avec les présidents des grandes banques européennes. Cette initiative présenterait l'avantage, contrairement à 1'idée franco-britannique de sécurité commune, de s'inserer dans une démarche communautaire et démocratique. Ce que je veux, en tout cas, c'est passer d'un slogan à une possibilité. Car sì l'on continue de s'enfoncer dans l'immobilisme, on risque de renforcer da

ns les opinions les sentiments anti-européens.

S. B. - Comment cela ?

E. B. - On fait miroiter aux citoyens une Europe qui n'existe pas! Le sommet pour l'emploi,

par exemple, était une absurdité: il a débouché sur des solutions irréalistes que l'Europe serait bien en peine de mettre en oeuvre. Et il n'y a rien de plus grave pour une institution que de promettre ce qu' elle ne peut tenir. L'autre problème, c'est la démagogie des gouvernements s'il faut faire accepter à l'opinion des mesures difficiles à avaler, on les attribue à l'Europe, tandis que toutes les initiatlves positives sont portées au crédit des gouvernements nationaux, y compris lorsqu'elles sont financées par des fonds européens. Les gens ont déjà tendance à rendre Bruxel1es responsable de tous leurs maux... Compte tenu de ce qu'on leur assène, ils sont bien du merite à rester majoritairement pro-européens Si l'on ne change pas de cap, les dégats seront irréparables.

S. B. - Pourquoi les gouvernements jouent-ils un jeu si dangereux?

E. B. - Encore une fois, parce qu'ils manquent de vision et limitent leur honzon à la gestion

du court terme. C'est le mal dont souffrent toutes nos démocraties vieillissantes. Lors de la campagne ita1ienne pour les dernières élections européennes, les partis politiques ne se sont intéressés qu'aux enjeux nationaux. Pour avoir été la seule à parler de l'Europe, j'ai été traitée de reveuse. Pourtant, une partie non négligeable de l'électorat m'a suivie. Les gens se rendent bien cornpte qu' aucun problème de quelque envergure ne peut trouver aujourd'hui de solution riationale. L'abstention massive qui a marqué les élections européennes révèle l'ampleur du dècalage existant entre les appareils politiques et l'opinion.

S. B. - A quoi attribuez-vous certe absence de vision ?

E.B. - Depuis qu'ils sont riches, les Européens sont devenus paresseux. Plus rien ne les

pousse à agir, pas meme les drames qui se déroulent à leurs portes.

S.B. - Existe-t-il aujoud'hui, selon vous, des visionnaires de l'Europe?

E. B. - Certaineiment, à commencer par Jacques Delors. Et une nouvelle génération semble

prete à prendre le relais. C'est le cas du ministre » vert allemand Joshka Fischer qui a, contre ses principes, accepté de mener une guerre au nom de l'Europe. Je pense aussi à des personnalités aussi différentes que Carl Bildt (5), Daniel Cohn-Bendit, José-Mana Mendiluce (6), Elisabeth Guigou. Meme si nous sommes peu nombreux, il faut aller de l'avant.

S. B. - Tout compte fait, la démission collective de la Commission n 'a-t-elle pas constitué un

traumatisme salutaire pour l'Europe?

E. B. - J'ai toujours pensé que le Parlement commencerait réellement à exister le jour où il

contraindrait une Cornmission à la démission. C'est le coté positif de la seccousse. Cela dit, les raisons invoquées étaient de mauvaises raisons. C'est d'autant plus dommage qu'au cours des cinq dernières années les occasions n'ont pas manque. Le Parlement n'a pas su choisir son moment. Il est vrai que, à quelques semaines des élections, tout le monde a été ravi de pouvoir batir sa campagne sur la lutte contre les » corrompus de Bruxelles. Pour éviter à l'avenir tout dérapage démagogique, il serait sans doute plus sain de faire en sorte que le Parlement ne puisse pas congédier la Commission à la veille d'élections européennes.

S. B. - Vous avez été pendant cinq ans le porte-drapeau de l'Europe humanitaire. Quels

enseignement tirez-vous de cette expérience ? Pourquoi selon vous, I 'Europe s 'est- elle dotée d'un Office d'aide humanitaire et non d'un Commissariat aux droits de

l 'homme proprement dit ?

E.B. - Parce que la Commission a considéré que les droits de l'homme faisaient désormais

partie integrante de la politique extérieure européenne e qu'ils devaient etre gérés par les commissaires en charge des différentes régions du monde. L'idée sous-jacente à ce decoupage est qu'ils doivent devenir un élément constitutif des relations de l'Europe avec les pays tiers et s'intégrer dans un dialogue global.

S. B. - Cnlcrètement, qu 'est-ce que cela signifie?

E. B. - Je rappellerai d'abord que nous autres Européens sommes mal placés pour donner des

lecons. Non seulement notre region s'est distinguée dans l'histoire comme l'une des plus belligènes du globe; non seulement elle s'est rendue coupable de violations massives des droits de l'homme meme si, jusqu'à une epoque récente, on ne les appelait pas ainsi mais, au cours du seul xx siècle, elle a été le théatre de deux guerres mondiales et d'un génocide. Nous n'avons donc pas de modèle à proposer. En revanche, nous avons des expériences à partager. Après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, les pères fondateurs de l'Europe ont mis l'accent sur l'Etat de droit et l'ont considéré comme un préalable au développernent economique. Dans cette logique, la Commission a choisi, en matière de droits de l'homme, une méthode que nous appelons dans notre jargon le »dialogue critique et qui consiste à dire à nos partenaires: si. vous faites un pas dans cette direction, nous sommes prets à en faire deux pour vous aider.

S. B. - Cette méthode porte-t-elle ses fruits?

E. B. - A condition d'étre cohérente et transparente, elle peut donner de bons rèsultats. Il faut,

à chaque étape, trouver les sanctions ou les moyens de pression adaptés et prendre la peine d'expliquer notre démarche à l'opinion publique qui est, en general, beaucoup moins stupide que ne le croient les politiques. Il faut egalement s'en tenir à une position une fois qu'elle a été arretée. Il serait, par exemple, inutile d'essayer d'iso1er la Chine qui, par ses dimensions, est incontournable. Vis-à-vis d'un pays aussi puissant, la sanction n'est probablement pas une réponse pertinente. Dans d'autres situations, en revanche, l'isolement diplomatique peut se révéler payant. Ce fui le cas pour l'Afghanistan où le boycott politique des Talibans a empeché ]eur légitimation par la communaute' internationale et les a maintenus dans un statut de faction armée exercant le pouvoir de facto. Quant à l'embargo, il est le plus souvent non seulement inutile mais nuisible, à moins qu'il ne s'applique qu'à la technlogie et aux armes. On le constate tous les jours ce sont les peuples qui souffrent des blocus

alimentaires ou médicaux. Personnellement, je n'ai jamais vu un dictateur mourir de faim. En exigeant de la clarté, une telle méthode a l'avantage de rendre plus difficile l'instrumentalisation des droits de l'homme, trop souvent pratiquée par les États occidentaux en fonction de leurs intérets.

L'action humanitaire relève, elle, d'une autre approche. Elle est régie par des conventions internationales qui ne sauraient etre appliquées à la carte. Mais elle entretient des liens étroits avec la question des droits de l'homme car, dans toutes les crises humanitaires, à l'exception de celles qui sont dues à des catastrophes naturelles, ils sont massivement et systématiquement violés. C'est pourquoi les huinanitaires ne peuvent fermer les yeux sur cette question.

S. B. - L'aide humanitaire doit-elle etre neutre ?

E. B. - Sur le terrain, oui bien sùr. Un enfant qui meurt de faim n'a ni nationaliié ni ethnìe. Un

soldat blessé n'appartient à aucun camp. Il doit etre secours. S'il a commis un délit ou

un crime, il sera, par la suite, déféré devant un tribunal. Mais, pour indispensable

qu'elle soit, cette impartialité ne doit pas s'accompagner d'un silence hypocrite, voire

complice, qui conduit à placer sur le meme plan agresseurs et agressés. Ce qu'il faut

comprendre, c'est que le seul but des humanitaires est de sauver des vies. La neutralité

peut etre un moyen d'y parvenir; elle ne doit pas etre un objecif en soi.

S. B. - L'UE est aujourd'hui le premier donateur d'aide humanitaire au monde. Est-ce un

choix délibéré de sa part ou une manière de compenser son absence du terrain

politique ?

E. B. - L'action humanitaire ne se substitue pas au politique pour la bonne raison que l'Union

n'a pas de politique extérieure commune. Ce que je constate, c'est que son action

humanitaire s'appuie sur les convenctions de Genève et qu'elle est soutenue,

officiellement du moins, par tous les Etats membres. Je constate aussi que les valeurs

humanitaires entrent souvent en contradiction avec la diplomatie classique et que, du

fait de cette contradiction, les pays européens souffrent d'une espèce de schizophrénie

Pour y mettre fin, il ne faut pas réduire l'aide humanitaire ni la politiser, mais rendre

plus cohérente - et plus humaine - la politique extérieure des Quinze.

S. B. - Avez-vous personniellement, vécu des exemples de cetre schizophrénie ?

E. B. - Oui, pendant la crise des Grands Lacs en 1996-97. A l'epoque, on n'a pas voulu savoir

où etaient passés les 500 000 réfugiés qui manquaient à l'appel après le demantèlement des camps de l'est du Zaire. Pourtant, les comptes étaient faciles à faire les camps abritaient 1,2 million de réfugiés avant leur démantèlement 700 000 d'entre eux venaient de rentrer au Rwanda ; où les 500 000 autres se trouvatent-ils ? Personne n'a voulu répondre à cette question. Je me souviens que, lors d'un conseil des ministres européens des Affaires étrangères, le débat a duré moins de trois minutes après qu'un pays eut affirmé qu'il n'y avait plus de réfugiés Comme la politique extérieure se décide à l'unanirnité, ceux qui n'étaient pas d'accord se sont inclinés.

S. B. - Certe absence de politique commune a-t-eIle encouragé les violations des droits de

l'homme ?

E.B. - Oui, parce que les interlocuteurs des Europeens, qu'il s'agisse de Milosevic, de

Kagamé ou de Kabila, ne sont pas des idiots ils connaissent nos failles et en jouent à merveille. Ils savent très bien que leurs agissements ne susciteront aucune reaction coordonnée. Pourquoi voudriez-vous qu'ils n'en profitent pas?

S. B. - L'action humanitaire masque donc bien 1'impuissance politique de l 'Europe

E. B. - Cette impuissance est si aveuglante qu'il est difficile de la masquer. Pour ma part, j'ai

fait ce que j'ai pu pour bien marquer la différence entre le champ de l'humanitaire et celui de la politique. Je n'ai pas voulu aller en Albanie en 997 car j'estimais que ce pays connaissait une crise sociale et politique qui ne relevait pas de ma competence. Ce n'est que lorsque l'Europe a consenti à s'impliquer politiquement et militairernent dans la crise albanaise que j'ai accepté d'accompagner cet engagement d'un volet humanitaire. Certains auraient souhaité que nous aidions l'Indonésie. Mais, franchement, que vouliez vous que nous fassions dans ce grand pays de 200 millions d'habitants ? Il faut etre serieux! Le dernier pays en date dont j'ai refusé de m'occuper est la Russie. Là aussi, que les politiques prennent leurs responsabilités Qu'ils y envoient de l'aide alimentaire si l'Europe y trouve son compte! Mais, de grace, qu'on n'appelle pas cela de l'aide humanitaire!

S. B. - Au fond, à quoi" sert l'action humanitaire ?

E. B. - A sauver des vies, je vous l'ai dit. Peut-elle tout faire ? Non. Peut-elle prévenir les

conflits? Non. Peut-elle leur trouver des solutions ? Non. Les pompiers sont des gens fort utiles, mais personne ne songerait à leur demander de reconstruire le quartier après un incendie ou de juger les pyromanes. Les humanitaires doivent faire davantage d'efforts pour expliquer aux citoyens les principes sur lesquels repose leur action et les limites de cette dernière. Je ne veux pas dire qu'ils sont parfaits. Certaines organisations ont voulu faire de l'action humanitaire une sorte d'empire. D'autres sont très motivées, mais pas assez professionnelles. Les ONG doivent comprendre que l'engagement militant est nécessaire mais que, de plus en plus souvent, il n'est pas suffisant et qu'il faut savoir se professionnaliser.

S. B. - Dans la mesure où l'action humanitaire tend à devenir un élément constitutif des

conflits, ne risque-t-elle pas d'etre manipulée par les forces en présence ?

E. B. - Prenez le cas du Soudan les humanitaires internationaux sont les seus à etre présents

sur le terrain. Les politiques et les diplomates brillent par leur absence. Toutes les

parties au conflit violent allègrement les conventions de Genève sins que la

Communauté internationale s'en émeuve. Dans un tel contexte, il est vrai que les

humanitaires peuvent se faire piéger par un camp ou par l'autre. Mais peut-on

serieusement croire que le destin de la guerre du Soudan depend de quelques sacs de

riz ? A mon sens, il est surtout entre les mains de ceux qui approvisionent en armes

les combattants des deux bords.

S. B. - Vous affirmez que le véritable réalisme politique consiste à respecter les principes. Le

moins qu'on puisse dire, c'est que tout le monde ne partage pas cet avis

E. B. - Je soupconne fort ceux qui accusent les gens comme mot de » droits de l'hommisme

d'avoir besoin de manifester du mépris à notre égard pour éviter de se poser des questions. Qui sont les vrais réalistes ? Eux ou moi ? On a beaucoup parlé de l'Afghanistan . Admettons que la discrimination dont les femmes c'est-à-dire la moitié de la population sont victimes ne révolte pas les diplornates » sérieux , insensibles à ce type de » contingences . Mais est-il » réaliste de laisser un pays si important pour nos intérets, qui se situe au carrefour d'une zone richissime en hydrocarbures, entrainer des terroristes, exporter 80 % de l'héroìne vendue en Europe, et demeurer sous la botte d'un groupe d'extrémistes armés avec lesquels tout dialogue est impossible ? Pense-t-on vraiment pouvoir » gérer les Talibans des fanatiques qui, à la tete d'un pays dévasté, ne trouvent rien de mieux à faire que d'interdire aux fernmes de porter des chaussettes blanches au prétexte que cette couleur serait trop excitante ?

S. B. - Cette attitude n' est pas nouvelle

E. B. - C'est vrai. Jadis, il suffisait d'etre anticommuniste pour etre un ami de l'Occident - ce

qui, une fois le communisme mort, nous a encombrés d'» amis devenus imprésentables. Puis il a suffi de se proclamer » antiterroriste pour figurer parmi nos alliés. Nous avons ainsi armé Saddam Hussein, érigé au rang de » défenseur du monde libre contre l'Iran islamiste. Mais l'Iran n'est plus veritablement terroriste et nous ne savons plus quoi faire du dictateur irakien que nous avons aidé. Aujourd'hui, tout dirigeant qui applique les règles de l'économie de marché et de la bonne gouvernance est sur d'obtenir nos faveurs. Voilà comment, au nom de la stabilité et du réalisme, on a créé des monstres. Vous comprenez pourquoi le »réalisrne dont on nous rebat les oreilles commence à me peser sérieusement. D'autant que les seuls pays à peu près stables sont précisément ceux où l'Etat de droit et les libertés fondamentales sont globalement respectés. Le problème des Occidentaux, c'est qu'ils soutiennent des hommes forts et jamais des institutions fortes.

S. B. - Que répondez-vous à ceux qui accusent les Occidentaux d'impérìalisme culturel ?

E. B. - Pour moi, le vrai racisme consiste à dire que certains peuples ne sont pas murs pour la

dernocratie. Pour contrer les aspirations des peuples à la liberte, on a inventé une série d'alibis dont celui des prétendues » valeurs asiatiques (7). Or je constate que, quand ils ont le choix, les Asiatiques votent sans se préoccuper de ces » valeurs . Que je sache, en 1990, les Birmans ont massivement voté pour Aung San Suu Kyi et contre la junte militaire! L'Occident exporte de tout et n'en a pas honte. Pourquoi ne pas tàcher de faire parrager ce que nous avons de meilleur ? Pourquoi. cela serait-il de l'» idéalisme ? Des relations internalionales fondées sur le respect de I'État de droit, où les valeurs n'auraient pas plus d'importance que le pétrole mais, en tout cas, pas moins: voilà une politique que nous pourrions expliquer la tete haute à nos opinions publiques. Je connais aussi bien que les » réalistes les exigences du commerce internarional; je sais que les pays ont tous des intérets à défendre. Il n'empeche: à partir de ces données, j'essaie de proposer un projet différent.

S. B. - Selon vous, l'arrestation du général Pinochet a-t-elle fait avancer la cause d 'une

justice humanitaire internationale?

E. B. - Il faut bien commencer par appliquer les conventions internalionales que la plupart

des pays du monde ont signées. Puisqu'on est d'accord pour que les États respectent l'Érat de droit à l'intérieur de leurs frontières, pourquoi ne pas exiger ce meme respect à 1'échelon inrernational ?

S. B. - Pourquoi Pinocher et pas Fidel Castro ?

E .B. - Ce n'est qu'un premier pas. L'important, c'est que, pour la première fois, l'opinion

publique mondiale refuse l'impunité à un ancien dirigeant coupable de violariotions massives des droits de l'homme. Peut-etre assiste-t-on à une modeste globalisation des valeurs universelles. Ce serait le versant positif de la mondialisation. On sanctionne bien les pays qui transgressent les règles de l'Organisation mondiale du commerce. Pourquoi pas ceux qui violent les droits de l'homme ? Cela dit, il ne faut pas mélanger le politique et le judiciaire, et l'affaire Pinochet doit demeurer judiciaire. Quant à Fidel Castro, je n'ai aucune objection de principe à ce qu'une instruction du meme type soit ouverte contre lui ou contre n'importe quel autre dirigeant direcrement impliqué dans des violations des droits humains qui enfreindraient la loi internationale.

S. B. - Vous avez beaucoup parcouru le monde ces dernières années, du Soudan à

l'Afghanistan en passant par le Rwanda. Quelles sont les pirees situations qu 'il vous

ait été donné de rencontrer en matière de droits de l'homme ?

E. B. - Au risque de vous paraitre banale, je dirais que les pires siruations sont celles où il y a

mort d'hommes. Un génocide est plus grave que l'interdiction d'un journal, encore que baillonner la liberté d'expression puisse conduire au genocide. Tant que les femmes voilées afghanes sont vivantes et que des mouvements de par le monde sont solidaires de leur calvaire, elles ont l'espoir de voir un jour leur couchemar prendre fin. Mais on ne peut pas revenir sur un massacre. Les tragédies qu'ont vécues l'ex-Yougoslavie et le Rwanda n'ont pas eu d'équivalent au cours des dernières decennies. Pour se sortir de l'horreur du génocide nazi, l'Europe a du se réinventer. Que va-t-il falloir inventer au niveau mondial pour la Yougoslavie et le Rwanda ? Je ne sais pas.

Ce que je sais, c'est que le systeme muirilateral concu après la Seconde Guerre mondiale pour servir de filtre à la violence est en train de se déliter. Alors que, depuis la chute du mur de Berlin, le monde a changé plus que personne ne pouvait l'imaginer. Les institutions sont comme frappées d'immobilisme et deviennent incapables de faire face aux défis actuels. Nous vivons aujourd'hui dans un monde sans leadership moral ni politique, dans lequel chacun agir comme bon lui semble. On décrète unilatéralement des embargos. On décide que tel pays est terroriste et que tel autre ne l'est plus. Ces derapages me font peur. Tout se passe comme si le choc de la derniere guerre était digéré et, avec lui, la conscience de la nécessité de regler les problèmes ensemble.

S. B. - Etes-vous optimiste ?

E. B. - Malgré le pessimisme de la raison, je tente de cultiver l'optimisme de la volonté.

(i) La Constitution italienne a institue le référendum abrogatif, qui permet de soumettre l'abrogation d'une loi à référendum si l'on a réuni 500 000 signature. La procédure est complexe: chaque signature doit etre authentifiée en presence d'un notaire ou d'un conseiller communa!. Puis il faut certifier que chaque signataire est inscrit sur les listes électorales. Ensuite interviennent la Cour de Cassation pour venner la procedure et la Cour Constitutionnelle pour controler la conformité du réfé'rendum avec la Constitution qui a pris la précaution d'exclure de la procedure référendaire la fiscalité et les traités internationaux.

(2) Cf. note.

(3) Giuliano Amato est ministre du Trésor dans le gouvernement dirigé par Massimo D'Alema. Juriste de formation (il est profeseur de droit constitutionnel), M. Amato a

été secrétaire général adjoint du Parti socialiste italien de 1989 à 1992 et premier

rninistre de 1992 à 1993. Très respecté par le monde catholique, on le présente souvent comme le » Delors italien et comme le chef de file idéal d'un nouveau mouvement

» 1ibéral-socialiste .

(4) Armando Cossuta est présidcnt du Parti des comrnunistes italiens (qui fait partie de la majorité de centre gauche au pouvoir) député et membre du Parlement européen. De tous les dirigeants de l'ancien Parti communiste italien au sein duquel il milita pendant des décennies - M. Cossutta était parmi les plus 1iés à l'URSS et au PCUS.

(5) Premier ministre suédois de 1991 à 1994. Depuis mai 1999, Carl Bildt est l'envoyé du secrétaire général de l'ONU dans les Balkans.

(6) Député européen depuis 1995. José-Maria Mendiluce a longuement travaillé pour le l'Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

(7) L'existence de » valeurs asiatiques spécifiques a été invoquée, surtout dans la première moitié des années 90, par plusieurs dirigeants de régimes autoriaires (Singapour, Chine en particulier) pour dénier tout caractère universel aux principes des droits de l'homme, considérés comme des valeurs purement occidentales.

 
Argomenti correlati:
stampa questo documento invia questa pagina per mail