Intervention d'Emma Bonino
Le Forum de l'année - La Sorbonne - Paris 13.02.00
Je voudrais partager très brièvement avec vous - à propos du changement de siècle que nous vivons - deux lectures assez frappantes de ces derniers jours. Avvenire, le quotidien de l'épiscopat italien, m'a appris que le siècle que nous quittons - avec 316 conflits armés et environ 200 millions de victimes de guerre, ainsi que de l'intolérance et de la haine - apparaît, de loin, comme le plus conflictuel et le plus meurtrier dans l'histoire connue de l'humanité. Pour ce qui est du XIXème siécle on estime à 16 millions le nombre des victimes de conflits et quant au XVIIIème, le chiffre se situe à la hauteur de 5 millions.
Nous prenons congé d'un siècle jalonné de grands et petits génocides, d'exterminations plus ou moins connues, facilités par les progrès technologiques et scientifiques mis au service de la barbarie. Ce mot n'est pas exagéré quand on constate que sur les 200 millions de victimes des conflits du XXème siècle les militaires sont "à peine" 40 millions; et quand on constate que ce décalage s'est encore accentué au cours de ces dernières décennies que nous avons appelé l'après-guerre - époque dans laquelle les populations civiles fournissent, pour ainsi dire, 90% des victimes des conflits. D'où l'urgence humanitaire chronique actuelle que j'ai si bien connue pendant mes années passéesà la Commission européenne.
J'étais encore sous le coup de cette lecture, qui date du 4 janvier, quand je suis tombée, deux jours plus tard, sur quelques réflexions assez maussades rassemblées "en début de siècle" par le politologue américain William Pfaff pour le Herald Tribune.
Il y a tout juste cent ans - observe Pfaff - l'empire britannique était la seule superpuissance du monde; l'existence d'autres empires et la domination de l'or rendaient l'économie et les finances internationales beaucoup plus globalisées qu'aujourd'hui. Personne ne s'était encore occupé de quelques jeunes hommes qui portaient les noms de Lenine, Staline, Mussolini, Hitler, Mao et qui allaient pourtant marquer le siècle. En revanche, il y avait quelqu'un - l'écrivain américain Norman Angel, auteur du best-seller The Great Illusion, paru en 1910 - pour nous expliquer que les intérêts communs des "grands" et surtout l'interdépendance de leurs économies privaient la guerre de tout sens.
Un air de déjà vu plane sur ce début de siècle. Songez aux optimismes sans mesure suscitées, il n'y a pas longtemps, par la chute du Mur de Berlin (on parlait même de fin de l'histoire) et vous verrez bien qu'il y a de quoi se croiser les doigts.
Ce préambule me semblait nécessaire avant d'essayer de répondre à la question: peut-on arrêter la barbarie? La réalité contemporaine n'étant pas encourageante, le seul point d'ancrage pour un développement positif réside à mon avis dans le fait que la communauté internationale prend de plus en plus conscience - lentement, certes, mais inexorablement - du fait que pour réduire le taux de barbarie dans ce monde il faut à la fois réviser la notion-tabou de la souveraineté de l'état et affirmer - voire imposer - la notion de la souveraineté du droit et des droits de l'individu. Je souscris ce propos tout récemment tenu par le Secrétaire Général de l'Onu Kofi Annan, d'après lequel (je cite) "sans respect des droits de l'individu aucune nation, aucune communauté, aucune société ne peut être vraiment libre". (fin de citation).
C'est pourquoi je continue à considérer que l'intervention de l'Otan au Kosovo (bien qu'en présence d'un consensus international limité) et l'intervention de l'Onu à Timor (bien qu'extrêmement tardive) ont été deux pages positives de la fin de ce siècle, qui témoignent de la volonté de la communauté internationale de ne plus accepter comme inéluctables des violations éclatantes du droit international ainsi que des droits fondamentaux de la personne.
A ce même titre j'estime, par contre, comme une humiliation pour l'humanité et comme une injure aux lois internationales ce qui se passe en Tchétchénie: surtout cette nonchalance montrée par le monde occidental face à des conventions internationales délibérément bafouées - depuis des mois - par le "gouvernement ami et allié" de Moscou.
Je ne rêve pas. Je ne demande pas aux Etats-membres et aux stratèges de l'Otan de "refaire le Kosovo", de bombarder les ponts de Moscou et Saint-Petersbourg.
(Je pense d'ailleurs, soit dit en passant, qu'un Poutine arrivé au pouvoir un an plus tôt n'aurait peut-être pas permis le matraquage occidental de la Serbie).
Entendons-nous. Aucun État ni groupe d'États ne peut s'ériger en tribunal pour empêcher qu'un État souverain comme la Russie prenne des mesures pour combattre le terrorisme sur son territoire.
Par contre, ce que chaque gouvernement et la communauté internationale dans son ensemble ont l'obligation de faire est d'exiger de la part de la Russie - comme de tout autre Etat - le respect le plus strict des conventions internationales, en l'espèce:
1) la proportionnalité entre la menace et la réponse: car on ne peut pas raser Grozny et en massacrer la population pour "en dénicher les terroristes" ou - disons-le - pour gagner les élections législatives;
2) le maintien ininterrompu de l'accès de l'aide humanitaire aux victimes des combats, en application des conventions de Genève souscrites par la Russie.
Les États-Unis et l'Union Européenne ne peuvent pas continuer à se taire aujourd'hui face à ce qui se passe en Tchétchénie sans perdre demain le droit de condamner les excès commis par les parties en conflit en Indonésie, au Sri Lanka, en Afghanistan, au Soudan, en Angola, au Congo.
Cet assourdissant silence sur la Tchétchénie nous est expliqué per la grande diplomatie occidentale - pour la énième fois - comme un choix de Realpolitik. On nous dit: Soyons réalistes! Nous n'avons aucun intérêt - ni politique et encore moins économique - à déstabiliser la Russie, à nous opposer frontalement au groupe dirigeant d'un Etat membre du G8 dont la démocratie est jeune et fragile.
C'est extraordinaire combien cette idée reçue - que je considère néfaste - et qui consiste à croire dans la supériorité de la Realpolitik par rapport à une diplomatie, soi-disant naïve, ancrée au respect des principes et des règles qui régissent le droit international est dure à mourir La simple liste des déboires dus aux mirages de la Realpolitik nous occuperait toute la soirée: depuis Saddam Hussein jusqu'à Milosevic et les Talibans en passant par Mobutu et son successeur Kabila.
Je suis pour ma part de plus en plus convaincue de la supériorité de la diplomatie éthique, définie par certains comme Idealpolitik. Et pas seulement pour des raisons précisement éthiques, mais parce qu'il me paraît de plus en plus évident que la diplomatie basée sur le respect des principes, des règles du droit est la seule soutenable à moyen et long terme, celle qui expose les partenaires à moins de risques, politiques et économiques. Moi aussi je dis "Soyons réalistes!" arrêtons de dialoguer à tout prix avec des leaders dont nous ignorons aujourd'hui les crimes contre l'humanité pour découvrir demain ou après demain que nous avons entretenu et renforcé des monstres.
Laissez moi terminer sur une note positive, concernant l'évolution du droit international dont je parlais tout à l'heure. Dans le Message pour le Nouvel An du Pape Jean Paul II, l'un des grands protagonistes du XX siècle et je le dis en étant étrangère à toute culture religieuse (mais pas à la spiritualité), dans ce message, donc, après avoir dit (je cite):"Les crimes contre l'humanité ne peuvent en aucun cas être considérés comme des affaires intérieures d'une nation" il ajoute "quand les populations civiles succombent sous les coup de l'agresseur...et les efforts de la politique n'arrivent à rien...il est légitime et même nécessaire de s'engager avec des initiatives concrètes pour désarmer l'agresseur." (fin de citation).
La prise de position de Jean Paul II apparaît d'autant plus encourageante qu'elle a été pour ainsi dire faite sienne, quelques jours plus tard par Kofi Annan, qui, en souhaitant une révision du concept de souveraineté des Etats face aux crises humanitaires - pour que l'Onu puisse mieux protéger les droits bafoués des individus, affirme (je cite): "Cette évolution dans notre manière d'entendre la souveraineté des États et celle des individus va être reçue par quelques uns avec méfiance, avec scepticisme, voire avec hostilité...mais cette évolution reste un signe d'espoir à la fin du XXème siècle" (fin de citation).
Je me sens aussi réaliste que le Pape et Kofi Annan. Et surtout j'éspère que l'Europe soit contagiée bientôt par ce genre de réalisme.