SUR L'EUROPE "A GEOMETRIE VARIABLE"
Interview a Günter Rinsche, président de la délégation CDU-CSU au Parlement européen
Propos recueillis par André Riche
Le Soir, Bruxelles, samedi et dimanche 17 et 18 septembre 1994
Q. Vous êtes coauteur du texte que la CDU-CSU allemande, le parti de Helmut Kohl, a lancé, avec fracas, dans le débat européen. Pour permettre la poursuite de l'intégration européenne, vous préconisez la constitution d'une Europe à plusieurs vitesses qui a fait hurler beaucoup d'hommes politiques européens. Avez-vous le sentiment d'avoir été bien compris ?
R. Il y a eu beaucoup de malentendus. De nombreux commentateurs ont réagi avant même d'avoir lu le texte. Cela me rappelle cet adage anglais: "Je souhaite être lu, pas seulement être cité". En fait, le "noyau dur" d'Etats membres que nous proposons, qui irait de l'avant sans se laisser freiner par les réticents, est un noyau ouvert à tous les Etats qui le souhaitent. Peu importe le nombre d'Etats qui joueront ce rôle moteur, mais il faut des moteurs.
L'aspect le plus important de notre papier, c'est surtout que nous voulons ouvrir une discussion franche. Après la signature du Traité de Maastricht, l'opinion publique allemande s'est demandée pourquoi on n'en avait pas débattu publiquement au préalable. Aujourd'hui, dans la perspective de la révision du Traité en 1996, nous voulons qu'il y ait un débat sur les options possibles. Nous voulons que l'Union définisse son rôle et ses structures futures dans l'après-communisme, pour pouvoir répondre au souhait légitime des anciens pays de l'Est de se rapprocher d'elle et d'y entrer.
Q. Qu'en pense le chancelier Kohl ?
R. Je précise d'abord que ce texte a été ébauché par Karl Lammers, qui l'a ensuite soumis à Wolgang Schauble, chef du groupe CDU-CSU au Bundestag et à moi-même. Nous l'avons amendé et présenté conjointement le 1er septembre en disant: "Ce n'est pas le programme d'Helmut Kohl, ni du gouvernement, ni un papier officiel de la CDU-CSU. C'est un papier de discussion, avec des questions ouvertes." Ce mardi, à Bruxelles, le chancelier Kohl a rencontré les élus européens de la CDU-CSU que je préside. Il a dit qu'il était d'accord avec le contenu, mais qu'il n'appréciait pas la date que nous avions choisie pour le publier. Il aurait préféré qu'on attende que les élections du 16 octobre soient passées et qu'on ne mentionne pas les pays susceptibles de participer au "noyau dur" (la France, l'Allemagne et les pays du Benelux). Mais il partage notre avis sur la nécessité d'ouvrir le débat pour 1996. "Si nous voulons que ce processus d'intégration soit un succès, nous ne pouvons plus laisser l'opinion publique en dehors",
a-t-il dit.
Q. En 1996, il s'agira surtout de réformer les institutions européennes ...
R. Oui, un autre souci d'Helmut Kohl, c'est que l'Union européenne acquière une meilleure capacité d'agir, car elle va au-devant de nouveaux défis: la lutte contre le crime organisé, contre la drogue, contre la mafia ... Elle doit pouvoir prévenir les migrations de masse. Car si les pays de l'Est ne réussissent pas à instaurer un ordre démocratique et social dans les trois prochaines années, il y aura un grand danger de migration massive d'est en ouest.
Q. Que pensez-vous de la réaction outrée de l'Italie ?
R. Contrairement à ce qu'ont dit beaucoup de journaux italiens, nous ne voulons pas instaurer une première et une seconde division. Nous voulons encore moins décider qui participera à quoi. Mais s'il y a une nécessité d'agir, et si, par exemple, la France, l'Allemagne et le Benelux veulent agir ensemble, ils doivent en avoir la possibilité sans attendre que le douxième Etat membre veuille bien se décider.
Q. Vous n'avez pas d'exclusive ?
R. C'est un système ouvert et comme tout système ouvert, il pose deux questions: voulez-vous vous y joindre et êtes-vous capable de vous y joindre ? Et il implique la liberté de s'y rallier ou d'en sortir.
Q. L'Italie d'autrefois était toujours très proeuropéenne. Comment appréciez-vous l'Italie de Berlusconi ?
R. Je rappelle au passage que Churchill, dans son discours de Zürich en 1946 sur les Etats-Unis d'Europe, ne mentionnait que cinq pays: la France, l'Allemagne et les trois du Benelux. Il ne parlait pas de l'Italie et de la Grande-Bretagne. Et si l'Italie a rejoint les fondateurs de la CEE, c'est grâce à l'engagement personnel de De Gaspari. Aujourd'hui, Berlusconi est en situation difficile sur le plan intérieur. Son gouvernement ne s'est pas encore forgé de réelle politique européenne. Mais je pense que Berlusconi veut suivre la ligne de De Gasperi. Dans ce cas, il est le bienvenu, et nous le disons dans notre texte. Mais il faudra voir dans une dizaine de mois.
Q. Mais ses élus européens, Forza Europa, coopèrent déjà avec votre groupe du PPE, dans l'attente d'une association formelle...
R. Nous préconisons d'attendre un peu. Après un certain délai, on pourra envisager une adhésion individuelle des élus de Forza Italia dans notre groupe, sur base d'un engagement écrit de respecter les objectifs fédéralistes de notre parti, comme l'ont fait les élus conservateurs britanniques.
Q. Que pensez-vous de la réaction de John Major et de son discours de Leyde, la semaine dernière ?
R. On peut se demander quelle est la différence avec Mme Thatcher. Il en reste à son idée d'Europe à la carte, où chacun choisit à quoi il veut participer. C'est un danger mortel pour l'intégration européenne. A mes yeux, l'Europe à plusieurs vitesses, où l'on marche à des rythmes différents mais vers un but commun, est le meilleur antidote à cette Europe à la carte.
Q. Et que se passera-t-il si le chancelier Kohl perd les élections du 16 octobre ?
R. Difficile de répondre. Mais je suis certain qu'aussi longtemps qu'il sera au pouvoir, il agira comme un moteur, comme un garant de la coopération franco-allemande. Il avance dans un but: faire de l'intégration européenne un lien irréversible.
Q. Mais si les Etats qui ne veulent pas aller de l'avant font obstruction, la seule solution ne sera-t-elle pas de créer, à côté de l'Union européenne, une autre institution, plus réduite mais plus ambitieuse ?
R. En effet, cette idée avait été envisagée à l'époque du second référendum danois, en 1993. La seule issue alors, en cas de nouveau "non" aurait été de créer un autre traité que celui de Maastricht, avec les Etats qui le souhaitent ....