DEUX DERIVES DE L'UNION EUROPEENNE
par Maurice ALLAIS *
SOMMAIRE: Dans le débat sur la construction de l'Europe, deux institutions, le Fonds social européen (FSE) et le Fonds européen de développement régional (FEDR), doivent faire l'objet d'une âpre critique. En effet, dans leur forme actuelle, elles ne peuvent générer que gaspillage et inefficacité.
(Le Figaro, 12-9-94)
Peu à peu, et contrairement au principe déclaré de subsidiarité, les Etats membres de l'Union européenne sont dépossédés de certains de leurs drois fondamentaux (1). Il en est ainsi notamment de la politique communautaire dite de cohésion économique et sociale.
- Le Titre III de la Troisième Partie du Traité de Rome, articles 123 à 127, a donné à la Communauté européenne des pouvoirs en matière de politique sociale et institué un Fonds social européen (FSE).
Ce texte a été considérablement étendu par l'Acte unique européen de 1986, par la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 et par le Traité de Maastricht de 1992. Les dispositions du Traité de Rome et des textes qui l'ont suivi ont ainsi peu à peu permis à l'administration de Bruxelles de s'immiscer dans la politique sociale des Etats membres.
Cependant, en matière de droits sociaux, toute politique qui se propose d'harmoniser et d'unifier par voie autoritaire les législations nationales relève d'une conception dirigiste et technocratique qui méconnaît fondamentalement ce qu'implique réellement un fonctionnement efficace d'une économie de marché décentralisée dans le cadre européen.
En fait, la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée par le Conseil européen le 9 décembre 1989, le Royaume-Uni excepté, se réduit actuellement et pour l'essentiel à des souhaits que seul le fonctionnement des marchés pourra permettre de réaliser par lui-même dans l'avenir. Toute interprétation contraignante de cette Charte serait contraire au principe même de subsidiarité et elle serait en fait inapplicable.
Sans aucun doute, les politiques sociales doivent rester du ressort des États, et elles ne doivent pas être considérées comme du domaine de compétence de l'Union européenne.
Le Fonds européen
En ajoutant à la Troisième Partie du Traité de Rome un nouveau Titre V, intitulé " la cohésion économique et sociale", l'Acte unique européen de février 1986 a fourni une base institutionnelle pour une politique de développement régional et il a créé un Fonds européen de développement régional (FEDR). Ces dispositions ont été renforcées dans le Titre XIV du Traité de Maastricht (articles 130 A à 130 P) consacré à La cohésion économique et sociale.
Cependant, l'intervention de la Communauté européenne pour contribuer, d'après l'article 130 du Traité de Maastricht, » à la correction des principaux déséquilibres régionaux par participation au développement et à l'ajustement structurel des régions en retard de développement et à la reconversion des régions industrielles en déclin , largement inspiré par des motifs idéologiques, repose sur une erreur économique.
Cette intervention est en effet en contradiction absolue avec le principe fondamental suivant lequel l'action économique, pour être efficace, doit être aussi décentralisée qu'il est possible. Ce n'est donc pas en la confiant à l'administration de Bruxelles qu'on peut agir efficacement pour favoriser le développement économique.
Le plus souvent, le sous-développement de certaines régions résulte en réalité de l'application de politiques nationales inappropriées et en particulier de la politique sociale et des minima de salaires. Seuls les États membres sont en mesure de remédier à de telles situations.
En réalité, confier à l'administration de Bruxelles la tâche de remédier au sous-développement ne peut que lui donner un droit d'ingérence, injustifié et indu, dans les politiques nationales. La politique de développement des régions en retard doit être décentralisée autant qu'il est possible et rester entièrement de la compétence des États membres.
Pour l'essentiel, seule l'harmonisation des réalisations d'infrastructures de transport et de communication entre Etats européens peut être considérée comme susceptible de relever de la compétence de l'administration de Bruxelles. Toute autre politique relève de la même erreur que celle qui a été commise des années durant par l'ex-Union soviétique.
- Créés à partir d'une idéologie centralisatrice éminemment anti-libérale, le Fonds social européen et le Fonds européen de développement régional permettent à la Communauté européenne de s'immiscer dans les politiques nationales et, tels qu'ils sont conçus, ils ne peuvent générer que l'inefficacité et le gaspillage. En réalité, leurs objectifs peuvent être bien mieux assurés dans chaque cadre national. Ils doivent donc être profondément révisés dans leur esprit, dans leur lettre et dans leur application.
En tout état de cause, et bien que financés par les Etats membres, ces Fonds échappent à tout contrôle démocratique et ils constituent une source de difficultés constantes entre les États membres.
Les Etats providence
- La politique préconisée par le Traité de Maastricht dans son article 130 n'est en réalité qu'une généralisation sur le plan international des politiques d'"Etat providence" dont les méfaits ne sont aujourd'hui que trop évidents. Le marché, et le marché seul, peut assurer le développement des régions en retard, à condition qu'on ne s'y oppose pas constamment par des mesures antiéconomiques.
On ne peut d'ailleurs que s'interroger sur les motivations européennes réelles de pays comme la Grèce, l'Irlande et le Portugal qui ne paressent que trop préoccupés par les subventions qu'ils peuvent recevoir de l'Union européenne et qui exercent un chantage permanent pour les faire augmenter (2).
- Il convient de souligner enfin que le Traité de Maastricht dans sa Cinquième Partie, "Les institutions de la Communauté", article 198, crée une nouvelle institution permanente, le Comité des régions. Ainsi se trouve institutionnalisée une nouvelle immixtion dans le fonctionnement des Etats membres.
La création du Comité des régions, susceptible de constituer une étape vers une Europe des régions se substituant à l'Europe des nations, peut être rapprochée de la Déclaration 14 relative à la Conférence des Parlements dont la réunion n'est prévue qu'en cas de besoin. Alors que la coopération des Parlements nationaux à la Communauté européenne est ainsi réduite à un rôle tout à fait mineur, le Comité des régions doit avoir un rôle tout à fait majeur. En fait, le Comité des régions doit être supprimé et remplacé par un Sénat européen (3).
- L'édification progressive avec le temps d'une Europe irresponsable et incontrôlée s'oppose en réalité à la construction européenne. Par ses excès, elle pourrait bien en provoquer le naufrage.
Les mesures préconisées et mises en oeuvre ne peuvent que compromettre la survie des nations européennes dans ce qu'elles ont d'essentiel, et les dissoudre dans un ensemble inéluctablement condamné à l'instabilité de tout État totalitaire.
Nous ne saurions trop méditer aujourd'hui l'avertissement que lançait jadis Raymond Aron à propos de la construction européenne : » Les Constitutions, disait-il, n'ont jamais suffi à créer les sentiments. Celles-là peuvent précipiter ceux-ci, mais une avance excessive risquerait de précipiter l'échec de l'entreprise tout entière.
Maurice ALLAIS
* Prix Nobel d'économie
(1) Voir notamment mes articles des 26 avril, 2 et 9 mai 1994 du Figaro, "Les perversions de l'Union européenne", "Réformer l'Union européenne", et, "Les fossoyeurs de l'Europe", et mes précédents articles auxquels ils se réfèrent, ainsi que mon ouvrage "Combats pour l'Europe", en cours d'impression aux Éditions Clément Juglar (62, avenue de Suffren, 75015 Paris, tél. : (1) 45.67.58. 06).
(2) Que penser par exemple des affiches placardées en 1992 dans Dublin et qui rappelaient de façon lapidaire : "L'Irlande ne peut se passer de 6 milliards de livres" ? On ne peut construire l'Europe sur de telles bases.
(3) Sur la création d'un Sénat européen, voir tout particulièrement mon article du Figaro du 2 mai 1994 : "Réformer l'Union européenne", et mon ouvrage "Erreurs et impasses de la construction européenne", Éditions Clément Juglar, 1992.