LE PROJET ALLEMAND TENTE DE CONCILIER RENFORCEMENT ET ELARGISSEMENT DE L'UNION.par Philippe Lemaitre
(Le Monde, 15-9-94)
Le document de » réflexions sur la politique européenne , récemment publié par les chrétiens-démocrates allemands et qui a fait tant de bruit témoigne avant tout du souci de ne pas répéter l'improvisation qui caractérise actuellement le processus d'élargissement de l'Union à l'Autricheet à trois pays scandinaves. Il présente pour la première fois un projet cohérent visant à rendre à la fois le renforcement de l'Union européenne et, autour de l'an 2000, son élargissement à cinq pays d'Europe centrale (la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie).
La priorité de l'Allemagne est de rendre possible l'élargissement à ces pays (pas un mot n'est dit de la Roumanie, de à Bulgarie, de l'Albanie ou des Républiques de l'ex-Yougoslavie autres que la Slovénie). Les raisons mentionnées sont d'ordre politique: il s'agit d'interdire en Europe centrale un retour à l'instabilité qui placerait l'Allemagne » dans une position inconfortable entre l'Ouest et l'Est . Il faut pour cela intégrer les voisins orientaux, avec l'aide des partenaires d'une Union préalablement renforcée. Sans consolidation interne, explique le document, l'Union » ne pourrait faire face aux tâches immenses résultant de l'extension à l'Est et risquerait de s'effriter pour redevenir un groupement lâche d'États incapables de répondre au besoin de stabilité de l'Allemagne .
L'autre souci des chrétiens-démocrates est de rendre ce nouvel élargissement le moins coûteux possible. Il n'est pas pensable d'étendre à l'Europe élargie du début du siècle prochain les solidarités communautaires telles qu'elles existent aujourd'hui, par le truchement des fonds structurels et agricoles. La "géométrie variable, combinée à des réformes des politiques communes existantes, notamment de la politique agricole commune (PAC), apparaît comme le moyen d'échapper à cequ'on pourrait considérer jusqu'ici comme une contradiction de la position allemande. Les pays de l'Est, s'ils sont appelés à bénéficier du statut politique d'Etats membres à part entière, ne peuvent en escompter des concours comparables à ceux dont bénéficient aujourd'hui par exemple l'Espagne ou la Grèce !
Leur adhésion se ferait par étapes, avec "de très longues périodes de transition... qui seront une application du concept de géométrie variable", étant entendu qu'il "ne devra pas résulter de part et d'autre des coûts plus élevés que dans le cas d'une adhésion plus tardive... .
Ceux qui ne veulent pas et ceux qui ne peuvent pas
La polémique qu'a déclenchée l'idée d'un »noyau dur peut paraître excessive, voire infondée. Les auteurs estiment que ceux qui souhaitent sortir de la phase de stagnation actuelle de l'Union doivent pouvoir aller de l'avant sans avoir à subir l'obstruction des plus timides et que le traité de Maastricht devrait officialiser le concept de »géométrie variable . Le »noyau dur rassemblerait ainsi les pays membres en mesure d'assurer la progression de l'Union. Mais le document allemand distingue implicitement entre ceux qui ne veulent pas (le Royaume-Uni) et ceux qui ne peuvent pas, dans les circonstances actuelles, telles l'Italie et l'Espagne, accélérer le processus d'intégration.
La formulation est peut-être malhabile qui, sans attendre les
échéances prévues par le traité de Maastricht pour passer à la troisième étape de l'Union économique et monétaire (UEM), estime à cinq le nombre de ceux qui ont les moyens de tenir le rôle de voltigeurs de pointe de l'Union (la France, l'Alleagne et les trois pays dui Benelux). Mais les auteurs ne font,dans une large mesure, que constater un état de fait: l'Italie, quel que soit le dynamisme de son industrie, est-elle capable aujourd'hui de renforcer la coordination de ses politiques monétaire, budgétaire, fiscale, sociale avec ses partenaires? ils soulignent d'autre part avec force leur souci de ne rien figer. » Le groupe du »noyau dur en Europe doit convaincre tous les membres de l'Union européenne en particulier l'Italie, membre fondateur, mais également l'Espagne et bien évidemment la Grande-Bretagne -- de sa volonté de les intégrer aussitôt qu'ils auront résolu certains de leurs problèmes actuels et dans la mesure où ils auront eux-mêmes la volonté de prendre les engagements mentionnés. La formation d
'un noyau dur n'est pas un objectif en soi, mais un moyen de concilier des objectifs contradictoires, l'approfondissement et l'élargissement de l'Union. .
Le pari de Helmut Kohl met l'accent sur la nécessité d'aller plus vite et plus loin que ne le prévoit le traité de Maastricht en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC). A propos de la mise sur pied d'une défense européenne commune, » le moment opportun, c'est aujourd'hui , lit-on dans le rapport. Une affimation forte qui n'aura rien pour déplaire à
Paris.
Désaccords avec la France
En revanche, les Français se montreront probablement plus réservés sur le sens résolument fédéraliste préconisé pour la réformes des institutions communautaires. Le Parlement européen, qui serait invité à collaborer étroitement à la préparation de la conférence intergouvernementale de 1996 (prévue par le traité de Maastricht pour définir la répartition des pouvoirs au sein de la »grande Europe et le fonctionnement des institutions), deviendrait progressivement, »un organe législatif à égalité de droits avec le Conseil , alors que la Commission se verrait reconnaître »les attributs d'un gouvernement européen . Toujours au titre de la démocratisation, il est suggéré, s'agissant des droits de vote au sein du Conseil, de davantage tenir compte du nombre d'habitants de chacun des États membres.
Le document ne précise pas comment pourrait s'articuler la
»géométrie variable dans le jeu des institutions. Comment seraient par exemple arrêtées les décisions concernant les opérations menées par les pays composant le »noyau dur ?, comment seraient-elles contrôlées par le Parlement européen ?
La France et l'Allemagne voient ajourd'hui »leur relation privilégiée mise à l'épreuve , en raison en particulier des réticences de la France à l'égard des élargissements à venir et du poids accru qui pourrait en résulter pour l'Allemagne. L'approfondissement de l'Union, avant son élargissement, est donc indispensable pour Paris, les Allemands en conviennent, mais encore faudrait-il que la France, »souvent indécise lorsqu'il s'agit d'imposer des mesures pour poursuivre l'intégration,fasse preuve de cohérence en consentant les efforts nécessaires pour que l'exercice se concrétise. Le document dénonce » l'idée ayant toujours cours [à Paris] qu'il est impossible de renoncer à la souveraineté de l'Etat-nation, alors que celle-ci ne constitue plus depuis longtemps qu'une enveloppe vide .
La CDU estime qu'il faut réclamer aux Français » une discussion sur les objectifs à long terme de la PAC et sur les caractéristiques principales de l'organisation financière à venir de l'Union . L'appel à une clarification de la politique européenne de la France peut paraître légitime, tant il est vrai que les positions récemment exprimées, notamment par Edouard Balladur, restent souvent vagues. Il reste que l'aggiornamento de la relation franco-allemande tel qu'il semble souhaité par Bonn pourrait bientôt ouvrir la porte à un débat difficile.
Philippe LEMAITRE