APPELER LES CHOSES PAR LEUR NOM
par Christian Deubner*
(Le Monde, 24-9-94)
Les propositions du groupe parlementaire chrétien-démocrate allemand ont soulevé un tollé car, non content d'évoquer le fameux » noyau dur , elles ont précisé nommément les Etats à même d'en faire part.
» Rudesse germanique ? Ou complément nécessaire aux propos du premier ministre français et de son ministre des affaires étrangères ?
Lors des batailles pour la ratification de Maastricht en 1992, les bâtisseurs de l'Europe ont reçu une bonne leçon : l'Union ne peut plus s'approfondir sans l'accord de l'opinion. Le discours sur les cerdes concentriques paraît conçu au moins en partie pour obtenir cet accord. Les ensembles restreints qui sont ainsi évoqués semblent promettre ce supplément d'efficacité, de crédibilité, de responsabilité et de clarté dans les prochaines étapes de l'intégration européenne, dont l'absence avait miné la légitimité.
Peut-on pour autant se contenter d'un discours vague sur les cercles concentriques ou la géométrie variable sans oser nommer les pays qui doivent y participer ? On peut en douter, car, justement, les peuples ne font pas confiance à un quelconque cercle concentrique abstrait; ils font plus confiance à certains pays et moins à d'autres. Surtout s'il s'agit de partenaires avec qui, à l'avenir, ils partageraient les tâches les plus essentielles des Etats, qui ont une influence immédiate sur leur vie : évolution de la valeur de la monnaie, partage des ressources, normes sociales, recours éventuel à l'armée.
Si l'on veut donc se battre pour convaincre et gagner l'assentiment populaire à un projet qui inquiète encore, il faut dès maintenant dire avec qui on commence.
Il semblerait frivole de progresser dans cette démarche en ignorant volontairement que nous avons des éléments qui unissent nos peuples. Au contraire, il faut compter avec eux. Commençons par la confiance que s'accordent les peuples. De nombreux sondages montrent, depuis des années déjà, qu'il y a de très grosses différences.
Des liens plus forts que d'autres
Au sein de l'Union, il y a bel et bien un petit groupe de pays dont les peuples se font mutuellement plus confiance. On ne s'étonnera pas qu'il s'agisse des Français, des Belges, des Néerlandais, des Luxembourgeois, des Danois et des Allemands. En d'autres termes, les Français font nettement plus confiance à ces cinq voisins septentrionaux que, par exemple, aux Espagnols et aux Italiens.
La confiance est le fruit de solides expériences et convictions. Chacun de ces six peuples a constaté que les gouvernements et les opinions ont manifesté les mêmes préférences pour la stabilité monétaire et la rigueur financière. Ils voient que la coopération dans ce domaine fonctionne bien et résiste aux chocs. Ce qu'ils savent des uns et des autres, de leurs systèmes sociaux, ne les dissuadent pas de s'en remettre éventuellement les uns aux autres. Que cela plaise ou non, la solidarité, celle sur laquelle on peut bâtir l'Union, est liée à des calculs matériels égoïstes. Ces peuples se reconaîtraient sans doute plus facilement dans la culture politique des cinq partenaires que dans celles des autres pays.
Ainsi la bonne question n'est plus de savoir pourquoi on se lierait entre Français, habitants du Benelux et Allemands, mais plutôt : avec qui d'autre pourrait-on dès maintenant commencer à coopérer étroitement ? Et si les Danois le veulent, pourquoi
pas avec eux ?
Certains pensent que la stratégie prônée par le groupe parlementaire CDU-CSU est trop brutale et nuisible à la cohésion politique de l'Union. C'est un risque indéniable, qui ne peut se justifier que dans une situation de grande urgence, où les autres stratégies sont inexistantes ou éculées. S'il n'y avait pas urgence, l'Europe pourrait tranquillement évoluer, s'élargir lentement, se doter peu à peu de compétences supplémentaires et consolider ses institutions quand les peuples seraient prêts.
Mais il y a péril en la demeure, aussi bien pour la coordination des politiques monétaire, budgétaire, sociale, judiciaire, etc., que pour l'ouverture de cette petite Europe de Yalta vers le grand large du continent eurasiatique, ce qui exige pour la première fois de l'Union un effort d'autodéfinition. Dans une UE à seize, voire à trente membres, il est certain qu'avec le statu quo institutionnel les jeux de coalition et les renversements d'alliance recommenceront. La déamrche de la CDU-CSU est une sorte de réflexe historique; comme Adenauer s'était décidé - parce qu'il privilégiait l'intégration politique - pour la » petite Europe en 1957 contre son ministre Erhard et les Anglais qui voulaient une grande Europe libre-échangiste, le groupe parlementaire se prononce pour une initiative à cinq afin de préserver et approfondir une union politique, au sein d'une Europe qui s'agrandit.
* Christian Deubner est chercheur à la Fondation des sciences politiques d'Ebenhausen, près de Munich.