L'ITALIE DOIT SE DECIDER
par Sergio Romano*
(Le Monde, 24-9-94)
Dans l'Europe des cercles concentriques, la position de l'Italie reste, selon "The Economist", indéfinie. L'hebdomadaire britannique pense qu'elle pourrait se rattacher vaguement à l'Europe méridionale, mais il n'a pas l'air très convaincu. En tant que membre de l'Union, l'Italie semble flotter dans les limbes. Elle est trop profondément européenne pour être associée à la Grande-Bretagne et au Danemark. Elle est trop riche pour être placée dans la catégorie des plus pauvres. Elle est trop endettée et politiquement instable pour participer avec les autres pays fondateurs au noyau dur. Comme d'autres fois dans l'histoire européenne de ce siècle, elle est un objet incompréhensible et inclassifiable.
Ses réactions à la proposition allemande n'ont pas contribué à faire la lumière. Nul ne peut dire avec exactitude, pour le moment, quelle est la politique italienne sur les grands thèmes qui se profilent derrière les idées de la démocratie chrétienne allemande et d'Edouard Balladur. Souhaite-t-elle encore l'Union économique et monétaire définie à Maastricht ? Est-elle prête à modifier sa position vis-à-vis de l'Eurocorps ? Est-elle disposée à élargir les votes à la majorité ? Quelles positions soutiendrat-elle à la conférence constitutionnelle de 1996 ?
Ces incertitudes sont dues en partie à la position du ministre des affaires extérieures, en partie à la situation objective du pays. Antonio Martino est un économiste libéral, fils de Gaetano Martino, (chef de la diplomatie au moment de la création du Marché commun) et élève de Milton Friedman. Il n'a jamain caché par le passé son opposition à la "dictature" technocratique de la Commission de Bruxelles et au SME. Il déteste le "gouvernement des directives" et croit que l'unique moyen de donner à l'Europe une monnaie commune est de l'imposer d'un jour à l'autre, sans mesures de convergence qui se heurteraient à la force des marchés financiers. Mais il n'a jamais expliqué comment cela se passerait. Peut-être se rend-il compte, depuis qu'il est à la Farnesina, que les directives de la Commission sont souvent plus libérales qu'il le croyait, car elles servent à démanteler les protectionnismes occultes des pays membres. Mais pour le moment, il continue à exprimer perplexité, réserve et mauvaise humeur, sans préci
ser sa stratégie européenne.
Des réactions émotives
Quand l'Italie a signé le traité de Maastricht, tout le monde savait qu'elle n'était pas, à ce moment-là, en état de respecter les cinq critères fixés pour le passage à l'Union économique et monétaire, mais les responsables espéraient que la perspective de finir en série B obligerait à rentrer dans le rang. Deux ans et demi après, la situation a, par certains aspects, empiré. Les élections de mars dernier ont donné une nouvelle majorité mais elles n'ont pas mis un terme à la crise du système politique.La coalition gouvernementale est hétérogène et divisée par des intérêts et des arrière-pensées électorales profondément différents. Des trois forces qui la composent, aucune n'a une politique européenne cohérente, aucune n'a sérieusement réfléchi au rôle de l'Italie en Europe et aux risques encourus si elle était exclue du processus d'intégration. La Ligue d'Umberto Bossi ne s'est souciée de politique extérieure qu'en termes populistes. L'Alliance nationale de Giancarlo Fini comprend des hommes politiques d
e penchant autarcique et nationaliste, pour lesquels les marchés financiers et les multinationales ne sont que les tentacules d'une immense pieuvre qui cherche à étouffer l'économie italienne. Et Forza ltalia de Silvio Berlusconi semble penser que les problèmes financiers du pays peuvent être résolus par un sursaut d'énergie, de foi et d'enthousiasme.
Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les idées de la CDU et celles d'Edouard Balladur n'aient provoqué en Italie que des réactions émotives ou rhétoriques. Personne, sinon quelque intellectuel isolé de la majorité, ne semble s'étre aperçu qu'il existe un problème réel et que de sa résolution dépend l'avenir de l'Europe.
Le problème est celui des dimensions et de l'homogénéité de l'Union européenne. Il s'agit de savoir si l'Europe doit posséder un groupe centrai de pays forts, décidés à parcourir jusqu'au bout le chemin de l'intégration, ou si elle doit être composée de nombreux clubs (celui de la monnaie commune, celui de la politique sociale, celui de la politique extérieure, celui de la défense), auxquels pourraient s'inscrire librement les pays souhaitant en faire partie. La première solution plaît vraisemblablement à la France et à l'Allemagne, la seconde au premier ministre anglais. La première hypothèse crée une Europe pyramidale et hiérarchique dans laquelle un Etat supérieur, au sommet, fixera le rythme et les objectifs de l'intégration. Dans la seconde, l'Europe sera horizontale, en tâches de léopard , où l'unique lien commun sera représenté par le mince dénominateur du marché unique.
Par tradition politique et culturelle, l'Italie ne peut être favorable au projet britannique. Mais elle ne peut pas non plus pour le moment monter dans la locomotive de tête. Tant que le déficit de la balance des paiements et la dette publique représenteront respectivement 9,5 % et 122,5 % du PIB, son unique stratégie européenne sera celle qui lui est dictée par ses servitudes financières : éviter que les autres décident en son absence, retarder autant que possible le moment de la décision. Elle ne recommencera à mener une politique européenne que si le gouvernement réussit l'assainissement financier et si les partis de la majorité cessent de se disputer pour enfin penser à l'Italie dans l'Europe.
* Ancien ambassadeur et historien, Sergio Romano est éditorialiste dans plusieurs journaux italiens.