EDOUARD BALLADUR ET LES CINQ TRAVAUX D'HERCULE
La rencontre de Georges Suffert avec le premier ministre
Le Figaro, lundi 24 octobre 1994 (extraits)
Dernier problème: l'Europe. C'est sans doute l'un des plus importants. Je lui fais remarquer que les Allemands ont proposé publiquement une Europe à deux vitesses, la création d'un noyau dur à partir du couple franco-allemand. Il me reprend: "Ce n'est pas le chancelier allemand qui a lancé ces idées; c'est le parti chrétien démocrate. Le chancelier n'a fait, à ce jour, aucun commentaire."
Il était en période électorale.
"Moi aussi."
C'est dit avec une pointe d'humour. Il reprend son petit exposé. Il faut tenir compte des uns et des autres. Hier, Felipe Gonzalez lui a fait part des inquiétudes de l'Espagne. Il craint une prééminence de l'Europe du Nord. Edouard Balladur a tenté de le rassurer. S'il existe, par exemple, demain, un noyau dur de la défense, il va de soi que l'Espagne en fera partie. La France jouera son rôle de pont entre l'Europe du Nord et celle du Sud.
Mais il n'est pas mauvais que le parti chrétien-démocrate ait "mis mes pieds dans le plat". Désormais, personne ne peut plus ignorer qu'il y aura des différences de vitesse au sein de l'Union européenne.
Quelle est en réalité la vision d'Edouard Balladur ? Au milieu du dispositif, l'Europe des Douze ou des Seize. En gros, les mêmes règles pour tous (en se souvenant toutefois qu'on a déjà accordé des dérogations à plusieurs membres: la Grande-Bretagne, entre autres). Au centre de cette Union européenne, plusieurs noyaux divers. Bien sûr, au coeur du dispositif doit exister le couple franco-allemand. Mais ces groupes ne comprendront peut-être pas les mêmes pays.
Autour de l'Union européenne, les Etats proches: Pologne, République tchèque et slovaque, Hongrie, etc. Les noyaux durs devront servir d'aimants vis-à-vis des pays moins engagés. Ainsi, l'Europe devrait pouvoir progresser sans heurts.
Mais, bien sûr, il y aura des obstacles. On peut, certes, commencer à jeter les bases d'une force armée européenne. Sur le papier, c'est le moins difficile. Encore faut-il qu'il existe une politique étrangère commune. Sinon cette force ne servira à rien. "Regardez les interventions armées hors frontières. En Bosnie, les Anglais et les Espagnols nous ont aidés. Mais pas les Allemands. Certes, ils avaient de bonnes raisons. En avaient-ils s'agissant du Rwanda, opération uniquement humanitaire ?"
Sur ce point, le premier ministre laisse percer son scepticisme. Il n'est pas certain que les Allemands soient prêts à s'engager si loin. Je lui fais observer que nos hésitations paraissent un peu paradoxales. Pendant des années, on a dit aux Français que, le moment venu, les Allemands abandonneraient l'Europe et se tourneraient vers l'Est. Or, aujourd'hui, la réunification étant faite, un chancelier allemand qui vient d'être réélu proclame sa volonté d'ancrer son pays dans l'Europe. Pourquoi cette apparente hésitation française ?
"Il n'y a pas d'hésitation française. D'ici quelques jours, la France va faire des propositions. J'en ai parlé avec le président de la République. Le Parlement devrait en débattre début décembre. Donc les choses vont aller vite".
Il me semble que la rencontre avec Felipe Gonzalez l'a frappé. En 1995, ce sera la France qui présidera le Conseil des ministres des Douze ou des Seize; puis l'Espagne. Ce sera pour l'Europe une année importante: il lui faut imaginer les institutions politiques prévues par Maastricht pour 1996. Mais le premier ministre ne veut pas se faire d'illusions. Plus l'Union européenne compte de membres, plus elle aura de mal à prendre des décisions communes. "On ne peut avancer qu'à partir de l'acceptation par tous d'une règle majoritaire. Or je crois que nous n'en sommes pas là."
Le climat électoral le gênera-t-il début 1995 ?
"Si nous devions tenir compte à chaque heure du climat électoral, comme vous dites, le gouvernement ne ferait plus rien. C'est contraire à la règle que je me suis fixée et que j'ai rappelée au début de cette entretien".