L'EUROPE DES BRASIERS MAL ETEINTS.
LE RETOUR DES IRREDENTISMES.
par Yves Heller
(Le Monde, 25-10-1994)
L'histoire de l'Europe, c'est un peu l'histoire de ces contrées de forêts ou de maquis mutilés, grêlés de longues traînées noires témoignant des incendies qui les ravagent périodiquement; des incendies éternellement annoncés et, pourtant, toujours recommencés; en des lieux dûment répertoriés et cependant constamment exposés. Les causes de ces embrasements réguliers sont connues, car identiques d'une année sur l'autre, d'une décennie à l'autre ; les remèdes, eux, sont aussi aléatoires que par le passé, malgré une technologie de plus en plus évoluée.
Le feu qui dévaste depuis trois ans l'espace yougoslave est, avec la succession de foyers parsemant l'empire ex-soviétique, un exemple de cette sorte de mouvement perpétuel, devant lequel les différentes diplomaties se cantonnent, le plus souvent, dans le rôle de sauveteurs impuissants ou, au pire, jouent celui de pompiers pyromanes. L'intervention de Moscou peut difficilement passer inaperçue dans les troubles et les conflits qui secouent les nouvelles Républiques surgies aux marches de la Russie. D'un autre côté, la Force de protection des Nations unies stationnée en Bosnie-Herzégovine, en Croatie et en Macédoine a des petits relents de gendarmerie internationale, du type de celle qui avait été prévue en 1903 par les grandes puissances pour ramener l'ordre dans cette Macédoine déchirée, pourtant restée au coeur de tous les conflits qui n'ont cessé de secouer les Balkans.
De même, ladite » Conférence internationale sur la Yougoslavie , censée régler, aujourd'hui, le divorce entre peuples dont le mariage de raison aura duré, vaille que vaille, soixante-treize ans, rappelle-t-elle tous ces congrès qui ont jalonné l'histoire de l'Europe pour, régulièrement, en redessiner les frontières intérieures, faire ou défaire des Etats, sceller le sort de multiples minorités, bref, accumuler au fil du temps tous les ingrédients susceptibles de faire éclater de nouvelles crises et de nouveaux conflits.
Pour une guerre ouverte, combien compte-t-on, en Europe, de foyers couvant sous les braises mal éteintes de l'Histoire ? Une énumération n'a, en elle-même, guère de signification. Comptent surtout les facteurs - directs ou indirects - de risques, non seulement de conflit armé, mais plus simplement, de déstabilisation.
Parmi ces facteurs, l'un des plus dangereux a pour nom irrédentisme, phénomène sorti des âges, que l'on a longtemps cru relégué au magasin des accessoires d'une époque révolue, mais qui a montré qu'il pouvait retrouver toute sa virulence à la faveur de l'écroulement d'empires ou de systèmes régionaux, synonyme de recompositions territoriales.
Car il en va de l'irrédentisme - ce mouvement nationaliste de revendication territoriale - comme d'un virus : son développement dépend essentiellement du terrain. Inoffensif, réduit à l'état de folklore dans des conditions de paix et de stabilité, il peut devenir générateur de troubles et de conflits aigus dès lors qu'il trouve un environnement favorable, lorsque s'accumulent, comme aujourd'hui en Europe centrale, les problèmes de frontières et de nùnorités. Ou quand, dans un contexte de difficultés politiques et économiques profondes, il peut servir les intérêts - y compris financiers - de personnes ou de groupes prêts à tout, même au pire, pour parvenir au pouvoir ou pour le conserver. Ainsi relève-t-on, chez les politiques, deux attitudes dans l'art et la manière de gérer les questions frontalières et de minorités issues de l'Histoire, actuellement si répandues et si explosives en Europe - à titre d'exemple, le tiers des 15 millions de Hongrois vivent hors de la Hongrie. Ils uns tentent de les régler ou d
e les éluder en mettant - pour un temps donné - sous le boisseau des revendications qu'ils n'hésitaient pas à brandir il y a peu de temps encore, pour des raisons évidentes de rapports de force ou de tactique - il ne serait, par exemple, pas de bonne politique de la part de certains gouvernants d'Europe centrale de développer l'instabilité chez eux au moment où ils font les yeux doux à l'Europe occidentale. D'autres, au contraire, ne craignent pas de réveiller des sentiments irrédentistes émoussés pour les utiliser, avec plus ou moins de succès, afin de capter le pouvoir ou d'élargir leur zone d'influence.
Ce qui est nouveau, s'inquiète un diplomate européen de haut rang, c'est la récente résurgence - à différents stades - de réflexes irrédentistes au sein même de l'Union européenne, alors que l'on avait tendance à attribuer ce genre d'avanie à la seule Europe centrale et orientale en proie à ses convulsions postcommunistes. Et ce diplomate de citer l'Italie ainsi que la Grèce. Celle-ci en raison de ses démêlés avec l'Albanie, dont la partie méridionale n'est jamais, aux yeux de nombreux Grecs, qu'une Epire du nord injustement arrachée à la mère patrie hellène. La première à propos de son contentieux istrien avec la Slovénie et la Croatie. Il est vrai que l'Istrie - avec le Trentin et la Dalmatie - est à l'origine même du mouvement, né peu après 1870 et qui trouvera une » nouvelle jeunesse au début du XXe siècle avec le poète Gabriele D'Annunzio, ayant donné son nom au mot irrédentisme (irredentismo, de irredento : non libéré). Il s'agissait, alors, pour les irrédentistes italiens d'annexer les terres » non
libérées , restées sous domination austro-hongroise.
Il paraît certes inconcevable de voir, demain, les armées italienne ou grecque déferler sut les terres voisines pour » récupérer quelques arpents. Mais ce qui peut sembler à prenùère vue relever de la simple gesticulation de groupes présentés comme » folkloriques ne peut plus être considéré comme un jeu innocent à partir du moment où il touche à une région déjà déstabilisée, en partie dévastée par la guerre et dont on a vu qu'elle pouvait être le point de départ de conflits beaucoup plus larges.
L'Italie et son contentieux istrien, la Grèce et ses » dépendances albanaises, la » question hongroise, la » reconquête russe, la Moldavie écartelée, la Crimée disputée : autant d'exemples - la liste n'est pas exhaustive - de ces zones d'instabilité chronique à travers l'Europe.
Yves HELLER