CONCLAVE EUROPEEN DEMAIN AU LUXEMBOURG
SANTER FORME LA NOUVELLE COMMISSION
par Pierre Bocev
(Le Figaro, 28-10-1994)
Jacques Santer a dû et devra encore jouer de ses talents d'improvisateur pour mettre sur pied la nouvelle Commission européenne. Il est vrai que certains pays membres ne lui ont pas facilité la tâche : l'Italie, par exemple, qui n'a toujours pas désigné officiellement ses deux commissaires et qui attend le dernier moment pour entrer dans le jeu des "chaises musicales"...
Depuis sa nomination à la succession de Jacques Delors, M. Santer a fait la tournée des capitales pour essayer d'y voir clair. Leitmotiv : "Les gouvernements proposent des candidats, mais ne pourront obtenir de ma part des promesses sur la distribution des portefeuilles".
S'il est vrai que l'ancien premier ministre luxembourgeois s'est gardé de prendre le moindre engagement en public, la réalité est plus nuancée. Cette semaine encore, le gouvernement autrichien a attendu son passage à Vienne pour annoncer la nomination de Franz Fischler, le ministre de l'Agriculture. De là à conclure que le poste de commissaire à l'"Europe verte" venait d'être pourvu, il n'y avait qu'un pas que beaucoup ont franchi.
L'ensemble de l'équipe Santer doit se retirer demain au château de Senningen, au Luxembourg, pour un conclave supposé aboutir à la répartition des portefeuilles. Une "nuit des longs couteaux", plaisante-t-on à Bruxelles. Pas si sûr. Un bon débroussaillage a été déjà fait, même si les arbitrages de dernière minute risquent de faire quelques étincelles.
Le problème est complexe, en dehors même de la gourmandise des candidats et souvent, en arrière-plan, de leurs capitales. La Commission sortante compte 17 membres, la nouvelle en aura entre 19 et 21, selon l'issue des référendums en Suède et en Norvège. De quoi jongler avec des cases peutêtre vides.
Huit commissaires de l'ancien collège restent en place et certains d'entre eux ont fait valoir des droits d'aînesse, ce qui a contribué à emmêler l'écheveau. C'est le cas de sir Leon Brittan. Après l'échec de sa campagne pour succéder à Jacques Delors, il est peu enclin à lâcher la moindre parcelle de sa baronnie qui couvre l'Amérique du Nord, le Japon, la Chine, l'ex-URSS et l'Europe, y compris ce qu'il appelle "le diamant de ma couronne", les "Peco" les Pays d'Europe centrale et orientale candidats à l'adhésion.
Mais Jacques Santer entend revenir sur une réforme mise en place par son prédécesseur qui avait créé deux portefeuilles "extérieurs" : l'un, économique, pour le Britannique Brittan, l'autre, politique, pour le Néerlandais Van den Broek. Le but était alors de souligner l'émergence de la "Pesc", la politique étrangère et de sécurité commune.
Deux ans plus tard, l'idée est de réunir à nouveau les attributions politique et économique, quitte à faire éclater le tout en sous-ensembles régionaux.
Partages géographiques
Dans cette configuration, Manuel Marin, le doyen des commissaires, garde le dossier méditerranéen et l'Amérique latine. Mais il cède au Portugais Joao de Deus Pinheiro, confirmé par Lisbonne, la charge des pays "ACP" (Afrique-Caraïbes-Pacifique), les anciennes colonies et autres terres d'outre-mer.
Sir Leon, dans cette hypothèse, coifferait toujours les relations avec les pays développés, mais sans les "Peco". Ces derniers reviendraient à Hans Van Den Broek, soit qu'il ait la double casquette "PecoPesc", soit que Jacques Santer se réserve les "Affaires étrangères". L'affaire est d'importance : il s'agit de mener toutes les négociations qui doivent conduire, vers la fin du siècle, à l'adhésion de la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie.
Le dernier mot n'est sans doute pas dit dans ce qu'un haut fonctionnaire européen qualifie de "bagarre personnelle et violente" entre les deux hommes. Même l'émergence d'un candidat de compromis n'est peutêtre pas exclue et Edith Cresson se verrait bien dans ce rôle salvateur de dernière minute.
L'ancien premier ministre français, qui aurait refusé les "ACP", se verra confier, selon toute vraisemblance, la recherche, la formation et la compétitivité. Il s'agit, en gros, d'établir des passerelles entre la science et l'industrie, une tâche qui, sous des dehors peut-être arides, est essentielle et, de surcroît, lotie d'un budget appréciable à gérer.
L'autre commissaire français, Yves-Thibault de Silguy, qui dirigeait la "cellule européenne" à Matignon, obtiendra sans doute le secteur monétaire, Le rôle de la Commission dans la marche vers la monnaie unique est toutefois relativement limité. Les affaires macroéconomiques constitueraient un dossier à part, confié à l'italien Mario Monti, avec la poursuite de la réalisation du marché unique.
Deux autres postes dits nobles ne changeront sans doute pas de titulaire. L'Allemand Martin Bangemann gardera l'industrie et le Belge Karel Van Miert la concurrence.
Si le conclave luxembourgeois se passe sans trop de heurts, la Commission devra encore affronter le Parlement européen. Or son président, l'Allemand Klaus Hänsch entend associer à la procédure les députés des nouveaux adhérents autrichien et scandinaves, de sorte que l'entrée en fonctions n'est pas possible à la date prévue du 7 janvier 1995.
De quoi donner à Jacques Delors un délai supplémentaire pour se taire sur ses intentions élyséennes...
Pierre BOCEV