LE TESTAMENT EUROPEEN DE JACQUES DELORS
Avant de quitter ses fonctions, le président de la Commission de Bruxelles invite les Etats membres à s'interroger sur leurs objectifs communs
par Daniel Vernet
Le Monde, samedi 29 octobre 1994
L'Union européenne survivra-t-elle en 2004 ? Jacques Delors ne formule pas la question dans des termes analogues à ceux qu'avait utilisés jadis Andreï Amalrik en évoquant l'avenir de l'URSS après 1984. Mais à quelques mois de son départ de la présidence de la Commission de Bruxelles après dix ans d'exercice, il écrit par petites touches successives ce qui pourrait apparaître comme son testament européen, pour que la réponse à la question posée ait quelques chances d'être positive. Par tempérament, il cultive le pessimisme actif. Il tire la sonnette d'alarme, insiste sur les difficultés, les manquements des Etats membres aux engagements pris, les retards dans l'exécution des décisions, non pour décourager mais pour appeler les responsables à redoubler d'énergie.
Ce qui le préoccupe, c'est moins la survie de l'Union européenne que la nature de cette Union: "Comme si on voulait rédiger le contrat de mariage avant de demander aux fiancés s'ils veulent vraiment se marier", dit-il en pensant au rendez-vous de 1996. Les Douze, bientôt les Quatorze ou les Seize selon le résultat des référendums suédois et norvégien, doivent se retrouver dans deux ans pour une conférence intergouvernementale destinée à réformer les institutions de l'Union européenne. Jacques Delors débusque déjà les arrières pensées de politique intérieure dans les prises de position des uns et des autres, et d'abord dans la demande de la France, acceptée au sommet de Corfou au printemps, de repousser la constitution du groupe de travail chargé de préparer la conférence jusqu'au lendemain de l'élection présidentielle.
Avant de jongler avec les constructions institutionnelles plus sophistiquées et incompréhensibles les unes que les autres, peut-être conviendrait-il de répondre à une question de fond: quelle est la finalité de cette Union européenne ? Qu'est-ce que les Etats membres veulent faire ensemble ? Définir simplement un nouveau code de conduite ou préparer une Europe unie qui propose un modèle de société grâce à un rayonnement mondial ? La réponse n'est pas évidente, et les divergences ne se limitent sans doute pas à l'opposition simpliste entre l'idée d'une zone de libre-échange - l'Europe invertébrée prêtée aux Anglais - et l'Europe acteur international que sont supposées vouloir la France et l'Allemagne. Bien des nuances devraient être apportées, car des deux côtés du Rhin la même conviction - si elle existe - ne se traduit pas nécessairement dans les mêmes termes.
Cette question conditionne toutes les autres et les solutions proposées pour la poursuite de l'union économique et monétaire, la réforme des institutions, l'application du Livre blanc adopté à la fin de 1993, la politique extérieure et de sécurité commune, etc. dépendent des objectifs qu'on se fixe ensemble; même si Jacques Delors ne le dit pas explicitement pour ne pas entrer dans la discussion sur le "noyau dur", relancée par la CDU-CSU, lui qui pourtant a été parmi les premiers à parler de l'Europe des cercles concentriques.
Le président sortant rappelle les trois piliers de l'UEM: compétition, coopération, solidarité; il engage les pays qui le pourront et que le voudront à progresser vers la coordination des politiques macro-économiques. On est loin du compte; les politiques fiscales, budgétaires, conjoncturelles, sont encore trop divergentes. Le président de l'Institut monétaire européen, Alexandre Lamfalussy, a ajouté au scepticisme quant à la création d'une monnaie unique en 1999, même pour le cas où les critères fixés à Maastricht seraient respectés par certains; il vient de proposer (1), suivi par le président de la Bundesbank, Hans Tietmeyer, que le système de taux de change bloqués dure quelque temps avant que les coupures nationales soient échangées contre les billets européens.
Jacques Delors pose ensuite la question du budget communautaire, actuellement de 80 milliards d'écus (environ 520 milliards de francs). En cas d'élargissement vers l'Europe de l'Est, les dépenses de la politique agricole commune passeraient de 30 à 45 milliards d'écus, les fonds structurels de 25 à 60 milliards. Qui paiera ? Les contributeurs nets actuels, c'est-à-dire les Etats qui versent plus à la caisse communautaire qu'ils n'en reçoivent, devront payer plus. Des pays actuellement receveurs entreront dans la catégorie des payeurs, même si l'arrivée des Autrichiens et de certains Scandinaves accroît le nombre des "riches". Une querelle de redistribution ne manquerait pas de se développer entre l'Est et le Sud; c'est une donnée qu'il faut avoir à l'esprit quand on parle d'élargissement vers l'Est et les Allemands eux-mêmes, farouches partisans de cette ouverture, ne l'oublient pas.
La calamiteuse expérience yougoslave
Comment réformer les institutions communautaires pour concilier l'efficacité du processus de décision, l'efficacité de l'action, la responsabilité démocratique et la transparence ? Le Parlement européen, telle une Assemblée du XIX· Siècle, se bat pour arracher des lambeaux de pouvoir aux "monarques", c'est-à-dire aux gouvernements nationaux, alors que - comme on le voit en France - la démocratisation de l'UE est de plus en plus conçue à travers l'augmentation des prérogatives des Parlements nationaux dans le contrôle des décisions communautaires.
Jacques Delors déplore d'autre part que certains Etats (cinq sur douze) interdisent des liens directs entre la Commission et les régions, qui permettraient une plus grande participation et, au minimum, un meilleur suivi des aides communautaires, donc une meilleure adéquation de ces subsides.
Autre pan de son testament, auquel le président sortant tient particulièrement: le Livre blanc. Ce ne sont pas tellement quelques projets de grands travaux qui sont en cause, mais la survie ou le déclin de l'économie européenne. L'Europe saura-t-elle s'adapter aux mutations technologiques et à leurs conséquences ? Dans la plupart des Etats-membres, les systèmes d'emplois sont inadaptés à la compétitivité, au plein emploi et au maintien du lien social (le refus de la société à deux vitesses). Et pourtant tout le monde sait bien que le modèle de croissance des années 60 est incapable de répondre aux nouveaux besoins. Le Livre blanc se voulait une incitation à réfléchir sur l'adaptation de l'Etat-providence, une refonte de l'éducation, une autre organisation du travail tenant compte du temps libre et des progrès de l'information; c'est pourquoi Jacques Delors avait proposé au "Carrefour" de Leyde le thème de l'avenir du travail (le Monde du 25 octobre).
Marqué par la calamiteuse expérience européenne dans la guerre yougoslave, le président de la Commission se montre sceptique sur les chances à court terme de la politique extérieure et de sécurité commune. En 1991, il aurait souhaité que la conduite de la PESC soit confiée à la Commission plutôt que laissée à la coopération intergouvernementale. Maintenant, le traité de Maastricht, malgré sa modestie, lui semble trop ambitieux. Précédent yougoslave à l'appui, il se demande si le poids de l'histoire, des traditions, de la culture, de la géopolitique aussi, ne condamne pas pour longtemps les Etats européens à avoir des intérêts, donc des politiques étrangères, divergents; et s'il ne serait pas plus réaliste de borner la PESC à quelques actions communes précises, limitées, pouvant servir de banc d'essai. Dans le bassin méditerranéen par exemple, où l'ouverture des marchés lui paraît une réponse libérale bien courte aux drames de la région. Cette modestie hautement revendiquée ne l'empêche pas de s'interroger su
r le rôle de l'Europe dans le monde, sur l'exemple qu'elle pourrait donner à l'ONU d'une coopération entre Etats, à l'heure de la globalisation de l'économie et de la mondialisation des techniques.
En livrant ainsi ses réflexions sur l'Europe, Jacques Delors ne regarde pas seulement en arrière, vers les dix ans passés à la tête d'une Commission d'où sont parties les impulsions pour le grand marché unique ou l'Union européenne; il tire les leçons et souligne les difficultés pour être utile à son successeur, aux gouvernements des Etats-membres; pour nourrir aussi un débat sur l'Europe qui a toutes les chances de se rouvrir en France au moment de l'élection présidentielle, quel que soit le cas de figure.
(1) Entretien avec le Financial Times du lundi 24 octobre.