LA NOUVELLE COMMISSION EUROPEENNE SE REPARTIT LES PORTEFEUILLES
de Jean Quatremer
Libération, samedi 29 octobre 1994
La nouvelle Commission européenne, qui prendra ses fonctions en janvier prochain, se réunit ce samedi au Luxembourg, afin de répartir les portefeuilles entre ses membres. Un exercice traditionnellement périlleux connu sous le nom de "nuit des longs couteaux" ...
Le Luxembourgeois Jacques Santer est en passe de réussir ses premiers pas à la tête de l'exécutif européen. En dépit de pronostics pessimistes sur ses capacités à "tenir" une Commission composée, à la différence de l'équipe présidée par Jacques Delors, de "poids lourds" politiques - pas moins de quatorze anciens ministres dont deux anciens premiers ministres - il semblerait qu'il ait réussi à répartir sans trop de casse les maroquins entre ses commissaires. Alors que l'Union européenne ne compte toujours officiellement que douze Etats membres, les quatre futurs adhérents seront représentés à Luxembourg par leurs commissaires. Y compris la Suède et la Norvège, qui n'ont pourtant pas encore ratifié par référendum leur adhésion à la différence de l'Autriche et de la Finlande. Curieusement, l'Italie a failli ne pas être au rendez-vous: bon dernier de la classe, la péninsule a fait durer le suspens jusque vendredi après-midi pour faire connaître le nom du second commissaire auquelle elle a droit - Emma Bonino du
Parti radical de Marco Pannella qui siegera en compagnie de Mario Monti, proche de Berlusconi.
La tâche de Jacques Santer n'a pas été des plus simples, ce qui rendra son succès encore plus éclatant: d'abord, il a dû redécouper les postes "ministériels" afin de tenir compte de l'arrivée des quatre nouveaux commissaires. Ensuite, il a dû ménager l'équilibre entre grands et petits pays, sud et nord ainsi qu'entre les sensibilités politiques. Il a aussi dû être à l'écoute des desiderata de chaque commissaire et, accessoirement, de chaque gouvernement qui souhaitait pour son ou ses hommes le meilleur domaine. Et enfin, il a dû compter avec la susceptibilité des "anciens" (huit sont confirmés dans leurs fonctions) soucieux de préserver des baronnies chèrement acquises.
C'est d'ailleurs ce dernier point qui pourrait faire échouer la "nuit des longs couteaux". Car le britannique conservateur Leon Brittan et le néerlandais démocrate-chrétien Hans van den Broek ne veulent pas lâcher leur actuel portefeuille, les relations économiques extérieures pour le premier, la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc) pour le second. Or, dans le schéma retenu par Jacques Santer, ces deux postes éclatent totalement pour être redécoupés en grandes zones géographiques. Sir Leon garderait alors les relations avec les pays industrialisés et l'Organisation mondiale du commerce pendant que le Néerlandais s'occuperait des relations avec les pays de l'Est. Pour l'instant, ce dispositif n'agréait à aucun des deux hommes qui pourraient ainsi être tentés de faire échouer le conclave de samedi.
S'ils en ont les moyens. Car s'il est de tradition que les décisions sur la répartition des portefeuilles se prennent par consensus, aucun texte n'empêche la Commission de procéder à un vote à la majorité simple. En outre, on imagine mal les deux hommes prendre le risque d'endosser seuls un échec qui affaiblirait la commission Santer avant même qu'elle ait officiellement pris ses fonctions.
Selon les informations plus ou moins vérifiables qui circulent à Bruxelles tous les autres seraient plutôt satisfaits des attributions qui leur reviendraient. C'est notamment le cas des Français même si on peut se demander si la France sort réellement gagnante de l'exercice: Edith Cresson hériterait de la recherche et de la formation pendant qu'Yves-Thibault de Silguy prendrait en charge les affaires monétaires (mais non les questions économiques qui reviendraient à Mario Monti).