DISCORDANCES FRANCO-ALLEMANDES
par Claire Tréan
(Le Monde, 8-11-1994)
Les Allemands veulent accélérer; les Français reculent. Les discordances entre les deux pays à propos de la construction européenne ont rarement été aussi explicites, et le penseur de la CDU, Karl Lamers, qui prend son bâton de pèlerin pour venir plaider à Paris en faveur d'une Europe fédérale, ne saurait plus mal tomber qu'en ce début de campagne pour l'élection présidentielle.
M. Lamers vient d'un pays dont le chef de gouvernement a réussi l'exploit, après douze ans d'exercice du pouvoir, de remporter encore une fois les élections, le 10 octobre, en axant sa campagne sur des thèses européennes. Il arrive dans une France où, à quelques mois de l'échéance présidentielle, tout candidat potentiel ou avoué de la majorité veille soigneusement à ce que l'Europe ne lui fasse pas perdre de voix, quitte à remettre en cause, comme l'a fait Jacques Chirac dimanche 6 novembre, les engagements européens qui avaient été pris. Il arrive dans une France où l'antigermanisme resurgit et où le candidat présumé Jacques Delors, seul susceptible de prôner la continuité de la politique européenne, est déjà accusé, à gauche comme à droite, d'incarner le » parti allemand .
Le consensus qui prévalait au sommet de l'Etat s'est désintégré en quelques mois. Au lendemain des législatives de mars 1993, François Mitterrand n'avait mis qu'une seule condition au choix d'un premier ministre RPR: qu'il souscrive aux acquis de sa politique européenne, contenus notamment dans le traité de Maastricht.
Aujourd'hui, le chef de l'Etat en fin de mandat s'arc-boute sur la défense de ce traité, part essentielle du legs de ses deux septennats, qu'il voit dangereusement menacée. Sans en convenir encore explicitement, M. Balladur est en train de remettre Maastricht en question : dans l'immédiat, en s'écartant de ce que le traité prescrit aux Etats membres en matière de politique économique; et pour l'avenir, en se mettant à la recherche d'autres » géométries européennes. François Mitterrand s'est inquiété à plusieurs reprises de cette dérive auprès du premier ministre.
Un clivage plus profond encore traverse la majorité, où un courant récuse ouvertement les objectifs de l'Union européenne, à commencer par celui de la monnaie unique. Ce courant a désormais un candidat déclaré, Jacques Chirac, qui doit compter, dans sa campagne, avec plus anti-Maastricht que lui, du côté de M. Seguin notamment. Le président du RPR a d'emblée donné des gages dimanche, en annonçant son intention, s'il arrive à la présidence, de soumettre de nouveau au suffrage populaire le passage à la monnaie unique européenne, que les Français avaient pourtant accepté par référendum en septembre 1992, en approuvant le traité de Maastricht. Pour parfaire la bizarrerie de l'actuelle situation politique française, le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, a pris parti pour le candidat Jacques Chirac. En tant qu'acteur de la mise en oeuvre de la politique européenne de la France, Alain Juppé a devant lui quelques mois particulièrement acrobatiques, au cours desquels le débat électoral interne va coïncide
r avec la préparation, puis avec l'exercice ( à partir de janvier 1995) de la présidence de l'Union par la France.
C'est dans ce contexte pour le moins complexe que les chrétiens-démocrates allemands lancent, comme un pavé dans la mare, leurs propositions sur l'organisation future de l'Europe, et appellent les Français, qu'ils sentent en passe de flancher, à aller de l'avant avec eux. Cette offensive a eu le mérite, ces dernières semaines, de faire avancer quelque peu la réflexion de l'Union sur l'intégration progressive des pays d'Europe de l'Est. On peut toutefois s'interroger sur l'opportunité de venir lancer, en pleine mêlée préélectorale française, des mots d'ordre fédéralistes qui serviront à coup sûr d'utile épouvantail à tous ceux qui entendent faire campagne contre l'» Europe allemande .
Karl Lamers fait valoir que l'Union monétaire et les politiques communes appellent un renforcement des institutions supranationales : de la Commission en tant qu'exécutif européen, du Parlement européen habilité à exercer sur elle le contrôle démocratique, etc. Toutes choses que rejettent instinctivement les Français, non seulement Philippe Seguin, non seulement Jacques Chirac (» cette Europe fédérale n'est pas conforme à notre culture , disait-il dimanche), mais également François Mitterrand qui, lorsque ce débat a été abordé au moment de l'élaboration du traité de Maastricht, s'était montré plus proche des thèses britanniques que des thèses allemandes.
La fin de » l'ambiguïté Constructive ?
Sans doute François Mitterrand se serait-il volontiers passé de ces assauts fédéralistes des chrétiens-démocrates allemands. Il a toujours pensé que cette divergence franco-allemande de fond sur la nature, fédérale ou non, de l'Europe du futur reflète la différence inconciliable des cultures et des traditions politiques des deux pays. Mais, à ses yeux, elle n'avait pas à être tranchée, parce qu'elle n'empêchait pas de » fabriquer de l'Europe , de mener cette oeuvre commune avec l'Allemagne. Peut-être le temps de l'» ambiguïté constructive est-il révolu.
Le chef de l'Etat aurait probablement souhaité, avant de quitter l'Elysée, qu'Helmut Kohl lui rende un dernier hommage, en appelant simplement les Français à remplir les engagements pris dans le cadre du traité de Maastricht. Mais le parti du chancelier place la barre plus haut, ce qui n'est pas sans risque. Alors qu'Edouard Balladur s'éloigne des préceptes de Maastricht, que les déficits publics augmentent, que le différentiel avec l'Allemagne de nouveau se creuse et que le calendrier de l'Union monétaire est désormais tenu pour irréaliste au sein même du gouvernement; alors que Jacques Chirac remet en cause l'objectif même de l'Union monétaire, base de l'édifice de Maastricht, le plaidoyer de M. Lamers pourrait bien renforcer les crispations anti-germaniques et ne faire qu'accélérer la débandade française.
Claire TREAN