L'EUROPE CINQ ANS APRES LA CHUTE DU MUR
par Vaclav Havel (*)
(extrait du Soir, 9-11-1994)
(...)
Le processus de notre intégration parmi les pays démocratiques européens est moins satisfaisant. Je suis d'avis que l'effondrement du monde bipolaire a surpris les deux blocs. L'Occident a résisté pendant des décennies à la menace du communisme, il a soutenu tous les efforts de la démocratisation et tous les mouvements en faveur des droits de l'homme en Europe centrale et orientale. Rien d'étonnant qu'il se soit habitué à la polarité statique Est-Ouest et qu'il ne fût point préparé à l'effondrement du communisme. J'oserais même dire que la dimension des problèmes qui ont littéralement explosé lors de la chute des régimes communistes n'était pas prévisible. (...)
En réfléchissant aux cinq années écoulées du point de vue de nos espoirs et attentes, nous devons avouer que nous comptions sur une plus rapide intégration dans la famille des démocraties occidentales. Après la dissolution du Pacte de Varsovie, nous espérions voir se former progressivement des structures européennes de sécurité dont le centre stratégique serait constitué par l'Alliance atlantique. Car l'Europe centrale s'est trouvée dans une situation particulière : depuis la disparition de la bipolarisation, les pays situés entre l'Union européenne et la Russie ressentent un certain vide. (..)
Puisque l'espoir de l'intégration dans l'Otan et dans l'Union européenne n'a pas pu aboutir rapidement, certains pays s'efforcent d'accélérer le processus de leur admission dans les institutions européennes. Cette impatience n'est pas toujours bien comprise, pourtant derrière elle ne se cache qu'une expérience amère de l'Histoire. Nos traumatismes nés du fascisme et du communisme devraient expliquer une certaine impatience.(..) Le Partenariat pour la paix est pour nous l'espoir, le défi et en même temps le début du chemin qui mène à l'Alliance atlantique. Tout dépend de la façon dont cette idée sera concrétisée. ( .. )
Les pays d'Europe centrale ne sont d'ailleurs pas seuls à avoir besoin d'un parapluie sécurisant. La configuration politique traditionnelle de l'Europe s'est effondrée pour la deuxième fois déjà au cours de ce siècle. Le système de Versailles, qui a pris définitivement fin dans les décombres de la Deuxième Guerre mondiale, n'était guère solide puisqu'il a suffi de vingt ans pour qu'une nouvelle tempête souffle sur l'Europe. La configuration de l'après-guerre, celle de Yalta, a été encore moins justifiée car elle a arbitrairement divisé l'Europe en deux moitiés contre la volonté des nations séparées par le rideau de fer.
La chute du mur en 1989 nous offre la chance de reconstruire l'Europe plus durablement et plus justement. Nous y avons tous pensé au cours des événements révolutionnaires d'il y a cinq ans. Aujourd'hui, nous en savons plus : le nouvel ordre européen sera créé soit par les démocrates, soit par les autres : ces populistes qui proposent des pseudo-certitudes ou ces guerriers qui brandissent des drapeaux nationalistes. Nous avons eu, et nous avons toujours la chance historique de redéfinir la nouvelle Europe : en la regardant avec le recul des cinq dernières années, je dois dire que cette chance ne se réalise que lentement et, pour l'instant, plutôt par des paroles que par des actes. Je ne voudrais pas devoir méditer un jour sur les raisons qui ont conduit notre génération à échouer.
Je dois cependant souligner qu'il ne suffit pas de frapper à la porte de l'Occident en répétant que nous partageons ses valeurs, que nous faisons partie de l'Europe et que nous demandons à l'Union européenne plus de générosité, de vitesse et de courage (certes, plus de courage, de vitesse et de générosités seraient bienvenus). Mais il importe non moins que nous rendions toutes ces valeurs, bafouées pendant quarante années de communisme, bien vivantes, que nous les intégrions, que nous fassions un travail sur nous-mêmes et sur nos sociétés, au lieu de les défendre seulement verbalement. (..) A tout cela s'ajoute encore une valeur qui fait partie des autres et les traverse : la coresponsabilité dans les choses de ce monde. ( .. )
En regardant les cinq années écoulées, je vois naturellement aussi les échecs de notre société. C'est ici que je mentionnerais la scission de notre Etat commun (la Tchécoslovaquie). Rares étaient ceux qui avaient imaginé au coeur de l'enthousiasme révolutionnaire le désir latent que la nation slovaque avait de créer un Etat indépendant, désir si profond qu'il menacerait la cohésion du pays. Beaucoup de gens ont été ensuite traumatisés par la disparition de l'Etat commun mais je dois apprécier, dans la perspective actuelle, la sérénité et le réalisme qui ont accompagné la scission du pays. (..) J'ai fait mon possible pour la prévenir, mais puisqu'il en est ainsi, je sais satisfait de la dignité qui a marqué la disparition de notre Etat commun.
D'autre part, nous assistons aussi à des phénomènes inquiétants: il y a cinq ans, nous ne doutions pas des drames que peuvent causer le militantisme nationaliste, la xénophobie, le racisme, les crimes commis au nom de l'épuration ethnique, dont la perversité apparaît tout particulièrement en Bosnie-Herzégovine. L'explosion de ces traits humains des plus sombres nous a surpris car nous n'y étions pas préparés.
Ici aussi, on peut découvrir un lien entre le collectivisme communiste et le collectivisme nationaliste qui permet aux individus frustrés et désabusés, dont seuls les drapeaux et les slogans ont changé, de se cacher au milieu d'une masse anonyme. Cela aussi est lié à l'effondrement des fausses valeurs et certitudes du régime communiste. Cette situation favorise la chasse aux substituts des vrais coupables, les radicalismes de toutes sortes, le besoin de se cacher dans l'anonymat d'un groupe ou d'une ethnie, la haine du monde, le désir de s'affirmer à tout prix, le sentiment de vivre à une époque où tout est permis et qui produit un égoïsme sans précédent, la recherche de l'ennemi collectif ou de celui qui peut être désigné comme tel, l'extrémisme politique, le culte primaire de la consommation. Malgré cette énumération effrayante des démons qui ne cessent de menacer la démocratie, je ne vois pas de raisons d'être pessimiste. L'existence de ces phénomènes ne constitue qu'un appel à la poursuite de nos activit
és.
Le bilan des cinq années passées est considérable. Nous suivons la voie que nous avons choisie. Certains de nos buts ont été atteints, d'autres sont devant nous. De nouveaux projets pourront se réaliser à condition que renaisse le civisme, la valeur sur laquelle repose naturellement toute société pluraliste. Le communisme a conclu un marché avec les citoyens: ne vous immiscez pas dans les affaires publiques et nous vous laisserons en paix. Il faudra encore attendre quelques années avant que les gens apprennent à prendre leurs responsabilités dans la chose publique.
L'euphorie ressentie lors de l'effondrement du communisme a créé l'illusion d'un progrès rapide. Au cours des cinq dernières années, nous avons appris à être patients. Je ne veux pas dire qu'il faut attendre une délivrance, je souligne uniquement que l'impatience n'accélère pas le progrès. Il y a exactement deux ans, j'ai déclaré en France, à l'Académie des sciences humaines et politiques :
Je crois qu'il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assi duité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu'on ne peut duper l'Histoire. Mais on peut l'arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour.
(*) Président de la République tchèque.