En vue de la conférence intergouvernementale de 1996, toute une série de propositions visant à la réforme ou à la contre-réforme des institutions européennes ont vu le jour.
Ainsi Giscard d'Estaing propose de centrer la relance du processus d'intégration autour de la réalisation de l'Union monétaire. Cette Europe qu'il baptise "Europe-puissance" serait une union ouverte immédiatement à ceux qui le peuvent et ultérieurement à ceux qui le veulent (Allemagne, France, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg + Italie, Espagne et l'un ou l'autre des nouveaux adhérents). Elle s'opposerait à une "Europe-espace" ouverte quant à elle à tout le continent mais limitée, pour l'essentiel, à un espace libre-échangiste.
Le 'hic', en tout cas le principal, de la proposition de Giscard d'Estaing réside dans l'architecture de caractère largement "intergouvernemental" (contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de son article "manifeste pour une nouvelle Europe fédérative"), de cette "Europe-puissance" qu'il appelle de ses voeux. C'est en effet autour d'un Conseil des ministres de l'Union monétaire, d'un Conseil politique de l'Union monétaire composé des chefs de gouvernement de l'Union et d'une commission parlementaire composée de membres des Parlements nationaux qu'il organise cette Europe à "vocation fédérative".
Klaus Kinkel et Alain Juppé évoquent de leur côté nombre d'initiatives, en cours ou à venir, en faveur de l'intégration européenne ... se gardant bien de souligner que la plupart d'entre-elles se développent en dehors du cadre institutionnel de l'Union européenne. Ainsi, la libre circulation des personnes s'organise à l'intérieur d'une structure multilatérale (Schengen), l'Eurocorps est une initiative franco-germano-belgo-ibero-luxembourgeoise, la coordination des marines est une initiative franco-italo-espagnole, celle des armements est franco-allemande tandis que celle des aviations militaires est franco-britannique ... Une centralité française que l'on peut difficilement expliquer par les seuls critères géographiques ...
Il reste que ce détour "panoramique" des deux ministres leur permet d'éviter d'affronter un problème central, celui de la gouvernabilité de l'Union, qu'ils ne font qu'évoquer quand ils disent que: "l'Union européenne est l'un des fondements les plus important de ce nouvel ordre de sécurité en Europe. Elle ne peut assumer cette mission que si la capacité de décision de ses institutions est maintenue et renforcée. La France et l'Allemagne veulent d'une Union qui dispose d'une capacité d'action politique ...".
Une question que les parlementaires CDU-CSU avaient aussi posée mais à laquelle ils avaient, eux, donné une réponse précise. Pas de "capacité de décision", pas de démocratie, pas de transparence ... sans une réforme fédérale de l'Europe. Ainsi selon eux "les réformes doivent tendre vers une nouvelle conception de la pondération des institutions conférant progressivement au Parlement le caractère d'un organe législatif à égalité de droits avec la Conseil, ce dernier étant appelé à assumer, à côté d'autres tâches relevant essentiellement du domaine intergouvernemental, le rôle de seconde Chambre, c'est-à-dire de Chambre des Etats, la Commission exerçant les attributs d'un gouvernement européen."
Si ce rappel de quelques-unes des prises de position qui ont suivi la relance du débat provoquée par la publication du "document CDU-CSU" ne le résume pas, il reste que les réactions, la plupart françaises (ce qui n'est pas, non plus, sans signification), démontrent que sur un point en tout cas le document allemand a réussi à éclairer un peu plus le débat et à mettre le doigt sur le point de résistance majeur à la création d'une Europe fédérale. En effet, à l'exception de Tapie et de quelques autres, qui plus, qui moins, de Balladur à Giscard, de Chirac à Chevènement, de Juppé à Rocard, de Lamassoure à Guigou, tous, mis dans l'impossibilité d'utiliser l'alibi britannique, ont été obligés de découvrir leur radicale communauté de vues quant à la nécessité de continuer à subordonner la construction européenne aux intérêts supérieurs de la France, démontrant par là leur incapacité, leur absence de volonté ou leur opposition irréductible à la possibilité et à la nécessité de faire émerger un intérêt supérieur com
mun, européen.
Dans un tel contexte, plus encore que d'une "réformette" la conférence de 1996 risque d'accoucher d'une véritable contre-réforme. On ne voit pas en effet comment, toutes choses restant égales par ailleurs sur le plan de la mobilisation des citoyens européens, l'Allemagne, même rejointe par une Italie ayant renoué avec sa tradition fédéraliste européenne, pourrait s'opposer à un front commun "franco-britannique" qui, d'autre part, donne depuis trois ans pleine satisfaction à MM Milosevic, Karadgic et Mladic.
Il faut donc que, dans les prochaines semaines et les prochains mois, à partir du congrès du Parti radical, transnational et transparti, fin février prochain, nous nous fixions des objectifs pour 1996, nous définissions une stratégie et nous comprenions comment, avec qui et avec quels moyens nous pourrons la mettre en oeuvre.
Conférence intergouvernementale de 1996: quels objectifs
1. Elargissement de l'Union et adhésion immédiate de la Bosnie
La question de l'élargissement à l'Est doit, pour des raisons évidentes de sécurité (ex-Yougoslavie et Tchéchénie docet) et de consolidation des processus démocratiques, devenir une priorité politique de l'Union et comprendre, par conséquent, un calendrier précis. Cet élargissement doit concerner, notamment, tous les pays d'Europe centrale et balkanique, aux seules deux conditions qu'il s'applique aux pays démocratiques et qu'il corresponde à une volonté réelle de la part des pays candidats d'adhérer au projet de création d'une Europe fédérale, des Etats-Unis d'Europe.
Ce calendrier doit, pour des raisons politiques fondamentales, souffrir une exception majeure: la Bosnie-Herzégovine. L'Union devrait en effet proposer aux autorités légitimes de cette république internationalement reconnue d'entamer immédiatement les procédures devant porter à son adhésion pleine et entière dans les plus courts délais. Ce ne sont pas les arguments économiques, largement invoqués pour retarder l'adhésion des pays ex-communistes, qui ont ici de l'importance (une importance relative à mains égard, et notamment au vu de la dimension de ce pays et du précédent que constitue l'adhésion de fait de l'ex-Allemagne de l'Est). L'argument central est bien sûr politique: "L'Europe meurt ou renaît à Sarajevo". Seule, en effet, pareille démarche de la part de l'Union européenne serait en mesure de constituer une rupture radicale avec le retour fébril aux vieux réflexes munichois et aux vieilles politiques versaillaises qui ont progressivement pénétré, à partir du Quay d'Orsay et du Foreign Office, la quas
i totalité des plus hauts responsables politiques européens.
2. Election d'un président de l'Europe
Si les critères importants quant à la réforme de 1996 sont ceux de la gouvernabilité, de l'équilibre des pouvoirs et de la démocratisation et transparence des Institutions de l'Union, le renforcement de l'Union à travers l'élection par le Conseil d'un président de l'Union (et du Conseil) ne ferait que confirmer le déséquilibre existant en faveur des Etats et de leurs bureaucraties respectives, ne modifierait pas le caractère substanciellement collégial du Conseil et ne permettrait pas, par conséquent, de dépasser l'usage du droit de veto.
D'autre part, la transformation du Conseil européen en sénat de l'Union, comme le proposent les parlementaires CDU-CSU, n'est pas, à elle seule, suffisante pour contrebalancer le pouvoir d'Etats qui conserveraient par ailleurs, disent-ils, des "taches relevant essentiellement du domaine intergouvernemental".
C'est pour ces raisons, notamment, qu'il serait préférable d'opter pour une présidence de l'Union qui corresponde à l'exécutif de celle-ci, autrement dit à la Commission. Un président "américain", élu au suffrage universel, qui choisirait les membres de la Commission (éventuellement, dans une phase initiale, parmi des roses de candidats présentées par les gouvernements nationaux). Un président à la tête de l'exécutif européen qui serait soumis au double contrôle politique et budgétaire du Conseil (Sénat) et du Parlement.
3. Création d'une Court constitutionnelle (fédérale) européenne
Cet organe serait chargé de veiller au respect des Traités et des grands principes sur lesquels se fonde l'Union, dont, en particulier, le principe de subsidiarité. La Court de Justice resterait chargée de veiller au respect par les Etats, les régions, les personnes morales et les citoyens de l'Union des décisions de celle-ci.
4. Démocratie linguistique
Nombreux sont ceux, désormais, qui soulignent le problème central que constitue la question de la communication tant entre les citoyens de l'Union qu'au sein des Institutions européennes. Ainsi pour Giscard d'Estaing par exemple "les négociateurs devront remettre en question le nombre de langues utilisées dans les instances communautaires." et "la capacité à réformer ce système, et à réduire à quatre ou cinq le nombre de langues de travail, constituera un premier test de la volonté de rénovation des pratiques communautaires." Mais quand le ministre français Lamassoure a proposé de réduire le nombre des langues à celles des 5 grands pays (allemand, français, anglais, italien et espagnol), c'est à un levée de boucliers immédiate de la part des autres pays que l'on assisté.
Précisons tout de suite que la question n'est, en aucune façon, de relancer une quelconque "recherche de la langue parfaite" mais celle d'affronter un problème, bien réel, à la fois de communication non seulement à l'intérieur des Institutions européennes mais aussi entre les citoyens européens et dans leurs rapports avec les institutions, à la fois financier et budgétaire (les implications en termes financiers des divers services de traduction et d'interprétation d'une Union à 9 langues représentaient déjà 1% du budget global - 500 milliards de FF/an -; aujourd'hui l'UE compte 11 langues et à termes elle pourrait en compter 25), à la fois un problème de démocratie (linguistique).
Point de relance donc d'une vieille-nouvelle utopie, mais la recherche du ou des instruments qui pourraient apporter une solution, la plus satisfaisante possible au double problème de la "communication" et de la "sauvegarde de la diversité culturelle et linguistique" européenne.
La première question est de nature institutionnelle. En effet, selon le principe de la subsidiarité qui veut que chaque problème soit traité au niveau le plus pertinent avec sa nature et sa dimension, le domaine de l'"éducation et de l'enseignement" est resté quasi exclusivement (à l'exception, par exemple, des procédures d'équivalence des diplômes) de compétence nationale. Pour 1996 un premier objectif pourrait correspondre à l'attribution aux institutions européennes des compétences relatives à la définition d'une politique européenne de communication linguistique, laissant aux Etats ou aux régions le soin de sa mise en oeuvre.
La seconde question à affronter, politiquement beaucoup plus difficile, concerne la nature de cette politique européenne nouvelle. S'il est évident que les propositions actuelles, dont la principale vise à la généralisation de l'enseignement d'au moins deux langues étrangères - ce qui est par ailleures déjà largement le cas dans la plupart des pays de l'Union - ne convainquent personne, pas même ses promoteurs, il reste que la seule proposition alternative, celle visant à l'enseignement généralisé d'une langue "artificielle" dans tous les réseaux d'enseignement européens souffre d'un préjugé aujourd'hui largement - et c'est un euphémisme - négatif. Un préjugé que les principaux partisans d'une telle option, les espérantistes, contribuent, volens nolens, à entretenir en cultivant l'équivoque de type utopiste évoqué plus haut.
Ce qui amène à affronter la troisième question, la plus délicate, celle du rôle de cette langue artificielle. Il convient ici d'être particulièrement clair. Cette langue doit être une langue de communication, donc une langue auxiliaire. Elle ne se substitue ni, évidemment, aux diverses langues maternelles, ni, non plus, aux langues étrangères éventuellement connues. Elle est l'outil de communication commun à tous, la seconde langue de tous. Etudiée comme telle par tous, elle crée les conditions d'une égalité de chances dans la communication (ce qui est très rarement le cas lorsque une langue employée est langue maternelle pour une partie des interlocuteurs, seconde langue pour d'autres.). Différentes études semblent par ailleurs montrer que son apprentissage favorise l'apprentissage successif d'autres langues.
Enfin, la structure particulièrement logique d'une telle langue la rend particulièrement propice à une utilisation comme langue de référence juridique. Ce qui éviterait les interprétations divergentes comme c'est souvent le cas aujourd'hui dans les organisations internationales qui utilisent plusieurs langues de référence juridique (le cas le plus connu étant celui d'une résolution de l'ONU sur les territoires occupés où les textes anglais et français donnaient lieu à des interprétations radicalement différentes).
Pourquoi l'espéranto ? D'une part parce qu'à la différence de toutes les autres langues artificielles, l'espéranto a su, malgré les dérives de type sectaire indiquées plus haut, continuer à s'enrichir et à intégrer au fur et à mesure de leur apparition, les nouveaux vocables et concepts et, d'autre part, parce que le nombre d'utilisateurs de l'espéranto est aujourd'hui suffisant pour fournir le "personnel" enseignant nécessaire à son apprentissage par le plus grand nombre.
Quelques objectifs intermédiaires
- utilisation de l'espéranto comme langue de référence juridique des Institutions européennes;
- utilisation de l'espéranto comme langue-pont dans le système de traduction et d'interprétation des Institutions européennes (un tel système permettrait de ramener le nombre de combinaisons de traduction des 110 actuelles (11 langues) à 12 (11 langues parlées + l'espéranto);
- financement par les institutions européennes d'études sur le caractère propédeutique de l'espéranto;
- adaptation/modification de l'espéranto, en fonction des nécessités de l'Union (juridiques, politiques, ...) et des nouvelles contraintes de la société de l'information (informatiques et télématiques en particulier);
- expérimentation rapide à l'échelle communautaire de l'enseignement de l'espéranto;
5. Unicité des procédures décisionnelles et des Institutions
Dans la ligne des propositions précédentes, la Conférence intergouvernementale de 1996 doit déboucher sur la communautarisation des second et troisième pillier de l'Union, la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et les Affaires Intérieures et de Justice (AIJ).
Dans le même esprit, elle doit consacrer la supression de la comitologie et en particulier des comités de Réglementation et de Gestion, qui, de comités consultatifs chargés de veiller au suivi de l'application des législations européennes dans les ordonancements nationaux, ont été dotés progressivement du pouvoir de modifier des actes approuvés par le Conseil et le Parlement européen. Ces tâches usurpées par les Comités doivent revenir intégralement à la Court de Justice de Luxembourg.
6. Réforme (et uniformisation) du système d'élection du Parlement européen.
Le système choisi doit prendre en compte deux facteurs: d'une part il doit permettre de briser le système "confédératif" particratique européen en train se constituer et le "consociativisme" social-démocrate-chrétien qui en est une des manifestations, d'autre part il doit favoriser le dépassement de la logique de type national qui préside toujours lors des élections européennes.
Le système électoral proportionnel pur, avec récupération des restes dans un collège européen unique, semble, à première vue en tout cas, le plus apte à favoriser le dépassement des logiques nationales et l'émergence de partis européens. A première vue seulement, car la question qui se pose immédiatement, est celle du type de parti qui s'imposerait suite à une telle réforme. Assisterait-on, en effet, à l'émergence de partis véritablement fédéraux ou, comme l'évolution actuelle semble le démontrer, au seul renforcement des confédérations rassemblant les partis nationaux de même famille politique ? Des "partis" dont les décisions apparaissent comme le plus petit commun dénominateur des diverses positions nationales et dont le fonctionnement au niveau européen apparaît comme une simple addition et projection des fonctionnements particratiques nationaux.
Plus encore, on peut raisonnablement mettre en doute la capacité d'un tel système électoral de favoriser l'émergence d'une majorité/opposition autour du critère actuellement le plus pertinent au niveau européen: celui fédéraliste/confédéraliste.
Le système majoritaire serait-il, quant à lui, en mesure de constituer une alternative à cette double dérive particratique et nationale ? Le clivage fédéraliste/confédéraliste ne risquerait-il pas d'être supplenté ou occulté par des clivages nationaux ? Ce sont là des aspects qui méritent sans aucun doute d'être analysés attentivement. Il reste que seul le système majoritaire ("sec", "à l'anglaise") apparaît aujourd'hui en mesure de mettre un terme au suffoquement en termes d'idées, d'actions et de décisions politiques existant dans les démocraties proportionnalistes européennes.