UNE MAGISTRALE LEON DE FEDERALISME
par Isabelle Bourgeois
(Le Monde, 25-03-1995)
IRONIE du sort, le jour même où se discutait à Bruxelles le dossier de la directive Télévision sans frontières , le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe se prononçait sur la légitimité de la signature par l'Allemagne de cette même directive. Mais en arbitrant un conflit de compétences interne qui opposait la Fédération et les Länder, les juges suprêmes ont aussi délivré' une leçon pour une Europe possible.
L'affaire qu'ils avaient à juger n'est purement audiovisuelle qu'à première vue. En 1989, huit Länder, Bavière en tête, portent plainte contre le gouvernement fédéral: ils estiment que ce dernier a outrepassé ses compétences en signant la directive. Seuls, en effet, les Länder disposent de la souveraineté en matière de législation audiovisuelle, chacun sur son territoire. A l'échelon de l'Allemagne, Bonn n'a aucune compétence. Mais dans le cas d'une réglementation européenne ? Prudent, le gouvernement fédéral, au grand dam de la France notamment, avait apposé sa signature à un simple engagement de principe .
Si, par la suite, les Länder ont transcrit dans la réglementation audiovisuelle allemande les mesures consensuelles (protection de la jeunesse ou publicité), jamais ils n'ont pu se résoudre à en faire autant pour les quotas. D'abord, parce que la Constitution l'interdit: les programmes relèvent strictement de l'autorégulation des chaînes. Ensuite, parce que les Länder ne s'estimaient pas liés par cette directive que le gouvernement fédéral leur avait imposée par un viol de leurs prérogatives. Dans tout autre domaine où ils jouissent aussi de la pleine souveraineté (culture, éducation, mais aussi administration...), les Länder auraient agi de même.
C'est ce noeud gordien que la Cour suprême allemande vient de trancher. Le gouvernement fédéral, estime-t-elle, a, de par la Loi fondamentale, les pleins pouvoirs pour représenter
l'ensemble de la Fédération, c'est-à-dire les Länder, dans l'Union européenne. il avait donc le droit de signer la directive de 1989. En effet, pour représenter à l'extérieur cet organisme complexe qu'est la République fédérale, il est nécessaire que l'Allemagne agisse à l'unisson. Cela n'a jamais été problématique lorsque les dossiers à traiter au niveau communautaire relevaient des seules compétences de Bonn. Désormais, la situation est claire également dans les cas où la Fédération n'est pas compétente en droit interne: elle doit alors se faire l' avocat de ses États membres. Autrement dit: défendre activement leurs intérêts, non les siens propres. C'est cette précision qui donne au jugement du 22 mars une portée sans commune mesure avec l'affaire portée devant la cour de Karlsruhe.
Certes, un article 23, consacré à l'Union européenne, avait été inséré dans la Loi fondamentale en décembre 1992 afin de déterminer la répartition interne des compétences en matière d'intégration européenne. Quant au célèbre jugement sur Maastricht rendu en octobre 1993, il apportait une clarificationsur les mécanismes de transfert de souveraineté à l'Union européenne. Mais était restée obscure jusqu'ici la manière dont les États membres de
la RFA (les Länder) pouvaient préserver leur souveraineté et leur identité tout en chargeant la Fédération de négocier en leur nom un transfert de leur souveraineté régionale à l'échelon de l'Union européenne.
La solution proposée aujourd'hui par Karlsruhe est ancrée dans la tradition de la subsidiarité. Par définition, la Fédération ne peut agir sans ses membres ni ses membres sans elle. Les droits de la Fédération (en l'occurrence la représentation à l'échelon de l'Europe) s'accompagnent donc de devoirs envers ses États membres. Ceux-ci se résument à un principe-clé, non écrit mais contraignant: le respect d'un comportement visant à préserver l'unité fédérale, et qui n'est autre que le souci institutionnalisé de l'intérêt général dans le respect de la singularité des intérêts particuliers, régionaux. Or la Cour suprême a jugé qu'en l'occurrence le gouvernement fédéral s'était montré bien piètre défenseur de ses mandataires en optant pour un laisser-faire préjudiciable à leurs intérêts.
La nouveauté qu'apporte le jugement du 22 mars, c'est que le principe fondateur de la dynamique d'équilibre du fédéralisme s'applique désormais jusques et y compris à l'échelle de l'Europe. Bien au-delà du domaine de l'audiovisuel, ce verdict a donc valeur exemplaire pour le processus d'intégration européenne. En renforçant la position des États membres de la RFA, il donne au principe de subsidiarité une signification dont la portée ne pourra échapper aux autres États de l'Union européenne. Une pierre de plus dans le jardin de ceux qui ne cessent d'affirmer que le fédéralisme serait incompatible avec le respect des identités nationales ou régionales.
Isabelle Bourgeois est chargée de recherches au Centre d'information et de recherche sur l'Allemagne contemporaine (Cirac).