par Mouna Naïm(Le Monde, samedi 21 octobre 1995)
LE TERRORISME qui frappe aujourd'hui la France ne ressemble pas à celui qui a ensanglanté le pays dans les années 80, sauf peut-être sur un point essentiel: dans un cas comme dans l'autre, Paris paie très cher le prix d'une politique étrangère, réelle ou supposée, dans des pays ou des régions qui furent, au moins partiellement, sous son influence.
Au-delà de leurs exigences confuses, qui vont de la conversion à l'islam de Jacques Chirac à l'arrêt du "soutien" français au régime du président Liamine Zeroual, les extrémistes islamistes algériens en 1995, comme les terroristes du Proche-Orient, imposent à la France la rançon de ses choix politiques; avec cette différence toutefois qu'en 1980 ces options étaient assumées, alors que, s'agissant du conflit algérien, Paris entretient la confusion.
La décennie 80 a été passablement agitée au Proche-Orient. Dans la guerre qui opposait Bagdad à Téhéran, la France a soutenu l'Irak, auquel elle a même prêté des Super Etendard. Elle a ouvert ses portes aux opposants du régime iranien, auquel l'opposait en outre un lourd contentieux financier.
Paris s'est aussi fait le champion au verbe haut du respect de l'indépendance du Liban, se mettant à dos la Syrie et ses alliés libanais. La France a participé à la force multinationale à Beyrouth, censée y ramener la paix après le départ de l'OLP en 1982, puis protéger les populations civiles après les massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Elle a fait évacuer de Tripoli, au Liban nord, Yasser Arafat et les combattants de l'OLP, évincés par la Syrie. Bref, la France n'a pas hésité à dire tout haut ce qu'elle pensait et à agir en conséquence, dans une région où les choses sont compliquées et liées les unes aux autres.
Le gouvernement français s'était rarement contenté des communiqués laconiques ou moralisateurs qu'il signait avec ses onze partenaires de la Communauté européenne. A la différence de ces derniers -qui, à l'exception de la Grande-Bretagne, n'ont jamais eu de "passé" au Machrek-, Paris n'a jamais renoncé à exercer dans cette région une influence politique et un rayonnement culturel.
En clair, la France entendait pratiquer une politique de puissance, qui permettrait, dans la foulée, d'améliorer ses positions économiques et commerciales. Les Britanniques, eux, ont jeté l'éponge, privilégiant leurs échanges commerciaux avec les nouveaux Etats. Londres a bien laissé traîner ici ou là, quelques "conseillers" dans des cabinets ministériels ou les années de certains pays du Golfe. Mais leur présence est aussi discrète qu'efficace dans la conduite au jour le jour des affaires.
Le refus de la France d'adopter un profil bas explique pourquoi, plus qu'aucun autre pays européen, elle a été la cible des terroristes du Proche-Orient. Sa situation n'était alors comparable qu'à celle des Etats-Unis. Mais, alors même que ces derniers entendaient faire la loi dans cette région, où ils étaient considérés par beaucoup comme le véritable "Grand Satan" -pour reprendre une expression chère aux débuts de la République islamique iranienne-, ce sont leurs seuls intérêts à l'étranger qui ont été visés.
UNE CIBLE PROCHE
C'est que la France est une cible plus proche et que son territoire est d'un accès plus aisé, que sa politique des visas est -ou plutôt était alors- plus laxiste. Mais c'est aussi que les Etats-Unis, en même temps qu'ils font peur, fascinent. Ceux qui les dénoncent le plus farouchement caressent simultanément l'espoir de gagner leurs faveurs.
Les Etats-Unis ne sont pas visés par les extrémistes islamistes algériens non seulement parce qu'ils n'ont pas une histoire commune avec ce pays, mais aussi parce qu'ils ont établi des ponts avec certains d'entre eux au moins. La France se retrouve ainsi, seule, face aux terroristes. Toutefois, dans les années 80, ses choix étaient assumés, l'adversaire, identifiable, et par voie de conséquence une médication était possible. Aujourd'hui, la situation est plus embrouillée.
D'une part, les extrémistes algériens forment une nébuleuse dont on ignore si elle parle d'une même voix, obéit à un seul et même chef ou vibre à l'unisson. Aux accusations précises qu'ils portent contre Paris se mêlent des slogans et des thèmes idéologiques et religieux confus, remontant jusqu'aux croisades. D'autre part, la plaidoirie du gouvernement français sur sa "neutralité" dans le conflit algérien passe mal, y compris dans l'opposition non islamiste. Sans oublier qu'il y a souvent eu cacophonie. Rien ne dit, cependant, que, si Paris choisissait clairement son camp, celui des islamistes par hypothèse, elle ne serait pas la cible d'un terrorisme d'une autre origine.
Car, en filigrane de leur dénonciation de l'attitude française, chacune des parties au conflit algérien sollicite en réalité l'appui de la France à sa propre cause. Paris subit l'Algérie plus qu'elle ne la porte.
Faut-il en conclure qu'ici et là Paris devrait renoncer à ses aspirations diplomatiques hors de ses frontières, accepter de faire comme la plupart des autres, c'est-à-dire de mesurer l'état de ses relations avec les pays du Proche-Orient et du Maghreb uniquement en termes de balance commerciale et de montant des échanges? Cela supposerait une autre idée de la France, et aucun gouvernement français, qu'il soit socialiste ou de droite, n'a fait ce choix, ni ne semble prêt à le faire.