par Joseph Rovan[Le Monde, vendredi 26 janvier 1996]
Résumé : Les Etats européens n'auront plus de poids dans le monde s'ils ne forment pas ensemble une grande puissance mondiale.
La réflexion proposée par M. Mazeaud dans Le Monde du 20 janvier a le grand mérite de soulever en termes clairs et mesurés un problème essentiel, celui du rapport entre le droit européen e l'ordre constitutionnel des Etats membres de l'Union. La solution qu'il avance, et qui consiste a soumettre des textes du droit communautaire à la Cour de Justice de l'Union, soulève à son tour des difficultés sérieuses, dès lors qu'il s'agirait de dossiers d'importance majeure où le droit communautaire devrait pouvoir l'emporter sur l'ordre constitutionnel interne. C'est pourquoi l'on peut penser que la solution durable des conflits sur lesquels M. Mazeaud attire nos regards pourrait se trouver ailleurs.
La démultiplication des décisions qui entrent dans le droit communautaire exige de plus en plus nettement que soit précisée et codifiée la distinction entre les compétences communautaires et celles des Etats membres dans l'esprit de la subsidiarité. Un très grand nombre des décisions prises par les instances communautaires devraient, dans la mesure où il s'agit de l'application de textes adoptés par le Conseil des ministres et le Parlement européen (sans parler d'éventuels dépassements des limites de la compétence communautaire), faire l'objet de décisions nationales - voire régionales dans des pays à constitution fédéraliste comme l'Allemagne.
Il est vrai qu'il faut veiller à la cohérence européenne des textes d'application nationaux au régionaux. Sur ce plan, l'appel à la Cour de justice européenne s'imposera plus que jamais. Soir dit en passant : une plus claire autolimitation des décisions communautaires faciliterait sans doute aussi leur acceptation par les populations " nationales " .
Inversement cependant -et là-dessus des désaccords majeurs peuvent apparaître-, il me paraît essentiel que l'attribution à l'Union des compétences majeures dans les grands domaines où s'exerçait naguère la souveraineté des Etats (compétences qui sont désormais exercées en commun par les représentants de ces Etats au Conseil des ministres ou, après réforme des textes, par le conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement) s'inscrive dans une Constitution européenne.
Quelles que soient les réticences que chacun peut éprouver, les Etats européens n'auront plus de poids dans le monde s'ils ne forment pas ensemble une grande puissance mondiale. Très vite, chacun d'eux, s'il n'effectuait pas cette mutation essentielle, serait réduit à l'insignifiance et à la dépendance dans le monde de demain. Il ne sera plus concevable d'ici peu de temps que l'Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne prétendent avoir des politiques extérieures nationales, des politiques de défense nationales, des politiques monétaires nationales.
Une banque européenne pour gérer la monnaie commune doit avoir pour interlocuteur quelqu'un (individu ou conseil) qui, au niveau européen, occuperait la place des ministres des finances nationaux. Et une monnaie commune implique évidemment des politiques économiques et fiscales globalement communes. Pour fixer les règles majeures de l'exercice de souverainetés désormais conjointes, il faut doter l'Union d'une Constitution dans laquelle s'incorporeraient notamment la définition et les grandes lois d'application du principe de subsidiarité. Du moment où il y aura Constitution européenne il est évident aussi qu'il faudra une Cour Constitutionnelle européenne, par extension des compétences de la cour de justice actuelle ou par création d'une nouvelle juridiction supérieure.
La logique de la construction de l'Union européenne dans un monde de vingt et unième siècle dominé par des superpuissances comme les Etats-Unis, la Chine, la Russie (malgré ses éclipses actuelles) et quelques autres " fauves " de même taille, aboutit donc à une puissante Europe régie par une Constitution qui donnera une réalité à la subsidiarité en définissant les compétences respectives des niveaux où s'exercent les pouvoirs et où se font les lois.
[Joseph Rovan est professeur émérite à la Sorbonne]