L'EUROPE DANS L'ENGRENAGE DE LA MONNAIE UNIQUE
par Daniel VERNET
Le Monde, 19-20 janvier 1997
LEUR SCEPTICISME atavique a mis les Britanniques en alerte. Derrière les propos anodins sur l'harmonisation des politiques budgétaires entraînée par la monnaie unique, ils ont immédiatement vu se profiler un système fiscal unifié, des prélèvements sociaux uniformisés, les recettes de l'impôt sur le
revenu versées dans un pot commun; le tout régi par les technocrates apatrides de Bruxelles. Phantasme ou prémonition ? Bonn et Paris ont démenti, le ministre français de l'économie et des finances assurant qu'il n'était pas question de rompre avec la souveraineté fiscale, une prérogative nationale pourtant déjà bien entamée. Du côté de la Commission, les dénégations ont été plus molles, car ses services étudient l'hypothèse où les pays de la zone euro avanceraient plus vite que les autres sur la voie de la convergence fiscale. Sans doute tout cela prendra-t-il
du temps. Mais un langage nouveau apparaît dans les milieux européens ; il trace un chemin sur lequel la monnaie unique est seulement une étape. Comme si un engrenage se mettait en place, dont on n'a pas mesuré encore toutes les conséquences économiques, financières, budgétaires, fiscales, sociales, institutionnelles... Le grand marché avait introduit la convergence des politiques économiques, condition nécessaire à la monnaie unique. Maastricht avait fixé les célèbres critères d'élection pour l'Union économique et monétaire. Les Allemands avaient fait un autre pas en tirant, des impératifs de rigueur contenus dans le traité, la nécessité d'un pacte de stabilité, contraignant et assorti de sanctions quasi automatiques. Mais dans un premier temps, ils s'étaient gardé d'aller plus loin. Ils affirmaient même que toute possibilité d'ajustement entre les économies européennes par les taux de change et d'intérêt devant disparaître avec l'euro, les gouvernements ne pourraient plus jouer que sur la fiscalité, la pol
itique des revenus et les régulateurs sociaux (en clair, le volant de chômage) pour compenser les différences de compétitivité. Cette prudence semble aujourd'hui dépassée, tandis que du côté français on a relancé l'idée d'un gouvernement économique européen baptisé conseil de stabilité pour faire plaisir aux Allemands. Ce mouvement ne s'arrêtera pas là, car la monnaie unique contient une dynamique que redoutent les adversaires de l'Europe et que n'osent évoquer ses partisans Par crainte de nourrir l'europhobie. Si l'euro arrive à l'heure prévue et s'impose, l'Union européenne en subira une transformation rapide et profonde. Tactiquement, le ministre de ],économie et des finances, jean Arthuis, a raison de dire qu'il ne faut pas trop charger la barque, car cela risquerait d'être un peu trop contre-productif (Le Monde du 18 janvier). Le président de la République en sait quelque chose, qui doit affronter la grogne sourde de la fraction la plus eurosceptique du RPR. Avec la renonciation à la souveraineté mon
étaire, conséquence de la monnaie unique, l'application des règles communautaires à des domaines de plus en plus nombreux des affaires de police et de justice (troisième pilier de Maastricht)et le rapprochement avec l'OTAN, la barque a, en effet, l'air bien chargée pour un parti construit sur la nostalgie de la souveraineté nationale. A tel point que l'idée de remettre à plus tard la réintégration dans l'OTAN en faisant monter les enchères a été un temps sérieusement considérée, et que la publication du concept stratégique commun adopté avec Bonn est sans cesse reportée. L'exécutif prend soin de ménager la susceptibilité des parlementaires peu habitués à voir la parité stratégique entre l'Allemagne et la France reconnue dans un document officiel.
ACCELERATEUR
Tout donne à penser que l'instauration de la monnaie unique aura un effet accélérateur sur l'intégration européenne, au moins sur les Etats qui feront partie du premier groupe de l'Union économique et monétaire (UEM). Et ce dans tous les domaines. on devrait alors voir réapparaître l'idée du noyau dur lancé en septembre 1993 par le document Schäuble-Lamers , du nom du président et du porte-parole Pour les affaires étrangères du groupe parlementaire CDU-CSU au Bundestag. Les deux responsables chrétiens-démocrates y développaient une conception cohérente des institutions européennes, sur un schéma fédéraliste. Leur tort fut alors d'exclure l'Italie et l'Espagne du noyau dur appelé à se lancer dans des coopérations renforcées sans égard pour les retardataires. Aujourd'hui, on peut supposer que ces deux pays méditerranéens feront partie du premier groupe admis dans l'UEM, même si leurs efforts actuels ne sont pas totalement couronnés de succès. Le nombre de ceux qui pensent qu'il vaut mieux les avoir dedans q
ue dehors grossit, même en Allemagne. Ce noyau dur ne sera pas seulement monétaire, voire économique et fiscal. Il débordera nécessairement sur d'autres sphères d'activité; même si les différents cercles de coopérations renforcées ne coïncident pas parfaitement, il y a fort à parier que les Etats de la zone euro se retrouveront peu ou prou dans tous. Ainsi, la monnaie unique devrait provoquer des bouleversements géostratégiques, non seulement dans les rapports avec le dollar ou le yen, mais dans les relations entre l'Europe et les autres puissances. La politique étrangère, la sécurité, la défense ne pourront pas longtemps échapper à son champ magnétique. Quand Yves-Thibault de Silguy, commissaire européen précisément chargé de la monnaie unique, se demande qui représentera les pays de la zone euro dans les instances économiques internationales comme le G7, il ne peut pas ignorer que le président de la Commission européenne y siège déjà. il propose une représentation spécifique, conscient que le noyau dur c
onférera à son porte-parole, indépendamment de sa personnalité, une autre dimension et une autre autorité. Peut-on imaginer qu'un tel poste puisse être créé sans que son titulaire soit en même temps le Monsieur PESC (politique extérieure et de sécurité commune) chargé de parler au nom de l'Union européenne et d'abord du noyau dur de ses membres qui auront décidé d'aller de l'avant dans la mise en commun de leurs politiques étrangères, de Sécurité et de défense?
RISQUE ET FAIBLESSE
D'ailleurs, des Etats qui formeront un espace économique unique et auront la même monnaie ne seront-ils amenés à définir - et le cas échéant à défendre ensemble - leurs intérêts vitaux ? Ainsi pourraient se dessiner peu à peu les contours d'une Europe où les querelles sur la souveraineté nationale ou la supranationalité,le fédéralisme ou la coopération intergouvernementale feront l'effet de vieilles lunes. Cette conception comporte une faiblesse et un risque. La faiblesse découle de l'attitude des Britanniques. Ils ne feront pas rapidement partie de l'UEM, alors qu'ils sont indispensables à une défense européenne digne de ce nom- La cohérence du noyau dur en souffrira, Londres pouvant même s'opposer à sa formation. John Major n'est pas contre la flexibilité dans le rythme de l'intégration européenne, mais il veut garder son droit de veto. Tony Blair aussi. Il n'y a donc pas grand-chose à attendre, de ce point de vue, d'une éventuelle victoire des travaillistes aux prochaines élections. Le succès de la Confér
ence intergouvernementale est suspendu pour une bonne part au bon vouloir des Anglais. Le risque, c'est que la logique de l'euro reste masquée aux opinions publiques. Certes, l'enthousiasme européen n'étant pas leur principale caractéristique, on peut toujours invoquer l'inutilité de les alarmer prématurément. Toutefois, ce dévoilement au coup Par coup des répercussions de la monnaie unique n'empêchera pas un réveil douloureux, si l'objectif global devient toujours plus opaque. Helmut Kohl, Jacques Chirac, d'autres chefs d'Etat et de gouvernement encore, ont fait le pari courageux de miser sur une Europe organisée. Mais il serait temps d'expliquer qu'elle a d'autres ambitions que d'absorber la mondialisation.