LA COMEDIE D'AMSTERDAM
par Jean-Louis Bourlanges **
Le Monde, Samedi 21 juin 1997
LIONEL JOSPIN a bien mérité du Conseil européen. Sans lui, le risque était grand qu'on vît enfin la pauvreté de ce qui se débattait à Amsterdam: la prétendue réforme des institutions dans la perspective des élargissements futurs. A trois reprises déjà, un tel risque avait été conjuré sous l'effet sollicité d'une actualité plus ou moins chaude: à Florence, il y a un an, par la grâce de la "vache folle"; à Dublin, en octobre 1996, sous la pression de la crise africaine et derechef à Dublin, deux mois plus tard, avec la première version du psychodrame sur le pacte de stabilité. En nous proposant une nouvelle et flamboyante mise en scène, le premier ministre français démontre qu'il est digne d'appartenir à un club dont il partage aussi évidemment le penchant pour les leurres et les apparences. Sur la réforme des institutions, rien n'était acquis et M. Jospin a choisi de se taire. Sur le pacte de stabilité, rien n'était négociable et il a décidé de parler. Ce faisant, il n'avait le choix qu'entre une rupture sur
les choses ou un accord sur les mots. En menaçant de la première avant de consentir au second, il a fait coup double: au grand théâtre de l'Europe, il a sauvé le sommet de l'ennui en dérivant l'attention générale de ce qui était à l'ordre du jour et qui n'excitait guère, la révision du traité, vers ce qui n'y était pas, le pacte de stabilité, sur l'existence duquel il aura su faire planer un suspense de bon aloi tout en prétendant n'y vouloir rien changer. Du grand art ! Sur la scène intérieure, le premier ministre pourra se vanter d'avoir contraint les partenaires de la France à parler davantage de chômage et d'emploi depuis quinze jours que dans les deux années qui précèdent. Au coeur d'un pays éternellement tenté par ce que Jean-Paul Fitoussi qualifiait un jour de "préférence pour le nominal", l'avantage politique d'une telle prouesse linguistique n'est pas mince. M. Jospin s'est mis à nous parler d'emploi comme Lucienne Boyer demandait qu'on lui parlât d'amour: on sait bien que ce n'est pas tout à fait v
rai, mais c'est bon, rien qu'à entendre! Grâce à la France, on aura mieux compris ce qu'était progressivement devenu le Conseil européen des chefs d'Etat ou de gouvernement: une grande entreprise de spectacle, qui donne, à intervalles réguliers, des représentations, de qualité au demeurant fort inégale, mais se révèle parfaitement inapte à traiter comme il convient les problèmes réels de l'Union. La raison de cette mutation professionnelle est fort simple: les Quinze sont condamnés à jouer la comédie parce que l'écart est devenu insurmontable entre ce qu'ils devraient faire pour assurer le fonctionnement efficace et démocratique d'une Europe élargie et les efforts d'adaptation que leur petite compagnie est disposée à consentir. Fatiguée par l'Histoire, guettée par l'aboulie des vieux, l'Europe au visage livide ne sort plus que masquée. Les dirigeants européens se résignent à faire semblant parce qu'il leur semble impossible d'agir. Les raisons de ce conservatisme n'ont rien de mystérieux. L'élargissement géo
graphique de l'Union, son irruption dans le domaine sensible de la politique appellent un double déplacement du pouvoir communautaire des Etats vers les institutions communes et des technocrates vers les élus. Par un paradoxe qui eût fait la joie de Tocqueville, ce sont précisément ces hauts fonctionnaires dont on prétend rogner les prérogatives et bousculer les habitudes qui sont, depuis deux ans, en charge de négocier les clauses de leur propre abaissement. Du coup, tout l'exercice s'est ordonné autour d'une seule question: comment faire suffisamment de mousse pour dissimuler la pauvreté des réformes ? Ce qui frappe, dans le déroulement de la Conférence intergouvernementale, ce n'est pas le cavalier seul britannique, c'est la sainte alliance des chancelleries pour qu'on ne touche à rien. C'est aussi l'abdication d'un personnel politique indifférent ou manipulé, son incapacité à réagir autrement qu'en termes poujadistes aux frustrations de l'opinion. Singulier discours en effet que celui de ces grands dirig
eants européens qui hurlent avec les loups contre les institutions communes et la fureur bruxelloise avant de conclure dans le confort unanime des sommets: "Nous avons compris votre insatisfaction et nous avons trouvé une solution: ne rien changer. " Pour traduire son inertie en actes, exercice toujours délicat, la CIG aura, au cours des deux années écoulées, joué avec talent de trois procédés fort classiques qui se résument en un triple mot d'ordre: différer, contourner, compliquer. La mise au réfrigérateur des questions les plus controversées n'est certes pas une idée neuve en Europe. A Maastricht, par exemple, ce fut le sort réservé à la politique de défense, supposée voir le jour "le moment venu", comme si ce moment-là, doté de quelque motricité indépendante de la volonté humaine, allait surgir à l'improviste au détour d'une année bissextile. Depuis 1992, on a toutefois fait beaucoup mieux. La manoeuvre s'est déroulée en deux temps. Avant 1996, tout nouveau problème, à commencer par les adaptations insti
tutionnelles liées à l'élargissement à quinze, était renvoyé sans ménagement à la future CIG. C'était toujours ça de pris. A partir de 1996, c'est à la CIG elle-même qu'est revenu le soin de susciter son propre dispositif de mise en sursis. Qu'il s'agisse de la communautarisation du troisième pilier, de l'incorporation de Schengen, de la réforme de la Commission ou encore de la défense dont "le moment" ne paraît toujours pas "venu", tout est promis, rien n'est donné. Et, pour ceux qui douteraient de la détermination des chefs, le chancelier Kohl, relayé par tous les choeurs diplomatiques, a clairement laissé entendre qu'une CIG pouvait en cacher une autre. Second procédé: l'évitement du débat institutionnel par contournement latéral de l'objet. L'idée en est simple: les institutions n'intéressant pas le citoyen, il est de bonne politique de ne leur en point parler et, à l'inverse du célèbre Menenius Agrippa, qui, dans l' Apologue des membres et de l'estomac, appelait l'attention de la plèbe sur le rôle centr
al de ce qui ne se voit pas, de substituer à un débat abstrait sur les moyens une exaltation entraînante des finalités visibles de l'Union européenne. Ainsi quelques monuments rhétoriques aux implications incertaines sur les droits fondamentaux, la promotion de l'emploi, la lutte contre la criminalité ont-ils été priés de servir de cache-misère à l'immobilisme institutionnel. Quant aux rares ambitions qui auraient survécu à ce double traitement, il aura suffi pour les vider de tout principe politiquement actif de les traduire en positions suffisamment complexes pour rebuter le plus grand nombre et réserver la querelle à une société choisie. C'est ainsi que les dispositions relatives à une question aussi essentielle que la prise de décision en matière de politique étrangère ont fini par atteindre un degré de complexité tel que le président du Conseil en exercice, l'excellent M. van Mierloo, a dû convenir qu'elles étaient pratiquement hors de portée d'un parlementaire moyen. Mme Albright n'a qu'à bien se tenir
, la politique extérieure est en marche, c'est le réveil de Byzance ! La rénovation des institutions n'avait pourtant a priori rien d'un casse-tête. De quoi s'agissait-il, en vérité, sinon de quelques réformes toutes simples et qui ne semblent inouïes qu'à ceux qui ne veulent plus rien ? Un peu plus de démocratie parce que les citoyens refusent de façon grandissante la confiscation technocratique de l'Union, un peu plus de simplicité parce que la coexistence d'une Europe communautaire qui marche et d'une Europe prétendue intergouvernementale qui ne marche pas est un défi au bon sens; un peu plus de cohérence et d'efficacité pour les institutions centrales, Conseil et Commission, parce que l'Union sera demain plus hétérogène et centrifuge que jamais. C'est peu de dire que ces trois exigences n'ont guère été assumées par la conférence dont le Conseil d'Amsterdam a clôturé les travaux et chanté les louanges. La démocratisation de l'Union se réduit à une extension limitée du champ de la codécision législative, i
gnore l'exigence de transparence au Conseil, pérennise une procédure budgétaire précolbertienne et s'interdît toute évolution commune vers un mode de scrutin qui rapproche les parlementaires européens de leurs électeurs. La simplification du traité commandait de s'en tenir à deux principes d'évidence: tout ce qui relève de l'Union européenne doit être communautaire, tout ce qui n'est pas communautarisable doit demeurer de la compétence des Etats. Il fallait en finir en effet avec cette détestable manie d'inscrire de prétendues compétences nouvelles dans le traité tout en se gardant d'y adjoindre les instruments institutionnels correspondants, comme si "la méthode intergouvernementale", c'est-à-dire la production par génération spontanée d'accords unanimes entre quinze gouvernements assis en chiens de faïence, allait pourvoir à tout. Qu'il s'agisse de sécurité, de défense, de rétablissement de la paix, de coopération judiciaire et policière, rien n'est plus contraire à la crédibilité de l'Union que ces politi
ques imaginaires dont on amuse le tapis depuis plus de cinq ans. Sur ce chapitre aussi, les avancées d'Amsterdam ont été chichement mesurées: une promesse de communautarisation de la moitié du troisième pilier, assortie d'une liste impressionnante d'exceptions, et puis rien. La défense demeure une virtualité, la politique étrangère une illusion, la coopération pénale et policière reste enfermée dans l'intergouvernemental. Bien plus, l'obstination française à démanteler toute possibilité d'action extérieure unifiée est en partie récompensée: l'introduction au Conseil d'un personnage en charge de la politique étrangère consacre la dualité des filières économique et politique, coopération sans boussole d'un côté, gesticulation sans moyens de l'autre. Le plus grave est ailleurs: dans la pauvreté des adaptations institutionnelles destinées à préparer l'élargissement. L'acte refondateur de l'Union élargie n'a pas eu lieu. Deux grands changements s'imposaient: la suppression de la règle paralysante de l'unanimité a
u Conseil et le renforcement de la Commission par une réduction massive du nombre de ses membres ou par une réorganisation en profondeur du collège autour de son président. Moins de monde ou plus de hiérarchie, telle était l'alternative. Là encore, Amsterdam n'a tenu aucune de ses promesses: le nouveau traité maintient la règle de l'unanimité pour tout ce qui compte. Telle qu'elle était, pléthorique et éclatée, la Commission était déjà incapable de soutenir le choc centrifuge de l'élargissement. Il lui fallait un surcroît de cohérence, de rigueur et d'indépendance par rapport aux Etats pour prétendre assumer dans des conditions satisfaisantes les missions de proposition, d'exécution budgétaire et de contrôle administratif que lui confie le traité. Loin de lui consentir ce surcroît d'autorité, les accords d'Amsterdam figent la figuration tout en faisant miroiter la perspective d'une suppression du second commissaire pour les grands Etats, c'est-à-dire d'une dégradation du collège en Chambre des Etats bis vota
nt à la majorité simple. En échange de sa capitulation sur la Commission, la France n'obtient même pas la repondération des voix au Conseil au bénéfice des grands. Deux écueils se dressent désormais sur la route de ce navire ingouvernable: la réforme impossible et l'élargissement obligatoire. Malgré les dénégations officielles, Amsterdam devrait clore le cycle des grandes conférences intergouvernementales dont la vertu fécondante paraît bien épuisée. L'article qui organise ce ronronnement sonore et polluant de voiture arrêtée sort juridiquement intact, mais politiquement affaibli de ces deux années de trituration stérile. La procédure de révision du traité souffre de trois défauts majeurs qui ont puissamment concouru au non-résultat d'Amsterdam. Elle ne prévoit aucune instance de proposition antérieure à la négociation et indépendante des Etats. Elle soustrait l'élaboration du texte à toute délibération parlementaire publique. Elle suppose enfin pour aboutir l'accord unanime des Etats, tant pour la signature
que pour la ratification. La survie de l'Union européenne passe par le rétablissement de sa capacité de réforme. Sans doute est-il clairement impossible de revenir, en l'état présent de la politique et du droit, sur l'exigence d'unanimité. Rien, en revanche, n'empêche de mettre en place une procédure informelle de préparation des révisions, prévoyant à la fois une mission de proposition pour la Commission, une assemblée ad hoc associant parlementaires européens et nationaux et, entre cette assemblée et la représentation des Etats, des mécanismes de navette et de conciliation imités de la codécision législative. Comment toutefois faire admettre un tel bouleversement culturel à des gens qui ont déjà tant de mal à déplacer un point virgule ? S'agissant de l'élargissement, l'Union européenne s'est elle-même enfermée dans un piège diabolique. Elle ne peut ni refuser un processus dont elle a accepté le principe, fixé le calendrier et célébré les vertus ni bien entendu y consentir sans engager l'Europe communautai
re sur la voie d'un dépérissement fatal. Les Européens sont désormais confrontés à un dilemme proprement cornélien. Refuser l'ouverture des négociations d'adhésion, c'est manquer à la parole donnée en 1995 à Madrid, ouvrir aux pays d'Europe centrale et orientale une période de purgatoire d'une durée indéterminée, tenter de faire payer aux autres le prix de ses propres carences. S'en tenir, à l'inverse, aux engagements de Madrid, c'est accepter la dilution progressive de l'Union et la submersion des institutions communautaires sous le poids des intérêts divergents et des surenchères identitaires. C'est en fait se résigner à payer la réunification géographique de l'Europe au prix de la dislocation politique de l'Union. C'est consentir à une Europe hémiplégique, repliée sur la monnaie monétaire et politiquement paralysée. C'est renoncer, et pour longtemps, à l'objectif final de toute entreprise. La leçon d'Amsterdam est triste comme la vérité: le roi est nu. Faut-il en ouvrant la porte risquer de le tuer ?
** Jean-Louis Bourlanges est député européen (PPE), président en France du Mouvement européen.