UNION MONETAIRE: PEUT-ON SE PASSER DE L'ITALIE
ce contraste dangereux risquerait de transformer une exclusion temporaire en exclusion permanente
par Philippe Martin
Le Monde, mercredi 17 janvier 1996
LE débat sur l'intégration monétaire s'est focalisé sur les critères de convergence budgétaire imposés par Maastricht et l'horizon des gouvernements européens semble s'être ainsi réduit à 1999. Pour faire accepter à l'opinion les sacrifices de politiques budgétaires restrictives, de toute manière indispensables, il est nécessaire d'entretenir l'illusion que, à condition de payer le prix, tous les pays sont a priori capables de respecter les critères de convergence. En désignant il y a quelques mois l'Italie comme la principale victime du scénario d'intégration de Maastricht, le ministre des finances allemand a eu au moins le mérite de rompre le consensus et &ouvrir un débat sur les dangers de l'intégration monétaire à plusieurs vitesses. Il était temps: sur une question aussi centrale, les coûts de l'exclusion de l'union monétaire européenne d'un pays participant pleinement au marché unique tel que l'Italie n'ont sans doute pas été mesurés, en particulier par les Allemands. En réalité, chacun a réfléchi comm
e si la formation d'une union monétaire en Europe ne devait pas avoir d'impact sur la conduite de la politique monétaire des pays exclus.
Or, l'épisode des dépréciations compétitives de 1992 de la lire et de la peseta n'est qu'un avant-goût de ce qui attend les pays d'une UEM restreinte. En rendant les exportations plus compétitives et en incitant les entreprises à transférer leur production, ces dépréciations compétitives se sont révélées très efficaces à court terme. Les marchés avaient d'ailleurs bien anticipé ces mécanismes lorsqu'ils avaient imposé les dévaluations de ces devises. De ce point de vue, une dépréciation imposée par les marchés ou choisie comme stratégie monétaire délibérée ne présente pas de grande différence d'interprétation. En constituant une zone de change irrémédiablement fixe, les pays de l'UEM s'interdiront entre eux d'appliquer ce type de stratégie monétaire déstabilisante. Non seulement les pays exclus n'auront plus les moyens d'une telle discipline, mais, de plus, ils n'y auront pas intérêt. En effet, la création à leurs portes d'une vaste zone à politique monétaire à la fois plus stable et moins inflationniste va
modifier les données de la politique monétaire des exclus. Elle augmentera les bénéfices des politiques de dépréciations compétitives, les mettant ainsi dans une position de passagers clandestins de l'UEM.
Toute autre politique n'apparaîtra d'ailleurs pas crédible aux yeux des marchés qui sauraient, le cas échéant, l'imposer. Une multiplication des conflits entre les deux groupes de pays serait à prévoir et, à terme, c'est le marché unique lui-même qui serait menacé. On le voit bien en France où les dévaluations italienne et espagnole ont conduit les groupes de pression industriels à retrouver leurs vieilles habitudes et à demander des sanctions tarifaires contre ces pays. Ces pressions pour remettre en cause, directement ou de manière détournée, le marché uniquerisqueraient de s'intensifier et fi n'est pas certain que les gouvernements sauraient y résister. En d'autres termes, le marché unique avec changes flexibles est peut-être viable d'un point de vue strictement économique; il risque de ne pas l'être d'un point de vue politique.
Alexandre Lamfalussy, président de l'Institut monétaire européen, a proposé comme solution un arrangement de type SME entre la future monnaie européenne et les devises exclues des pays de l'Union européenne. L'intérêt d'un tel arrangement pour la France et l'Allemagne est évident : il leur permet de ne pas
subir l'effet néfaste des dépréciations compétitives mais ne les oblige pas à partager la responsabilité de la politique monétaire avec un pays à situation budgétaire difficile. L'expérience récente du SME permet cependant de douter de la crédibilité d'un tel scénario. Parce que les Allemands n'accepteront une union monétaire qu'à ce prix, la nouvelle devise européenne sera au moins aussi forte que le mark et la politique monétaire de la banque centrale européenne au moins aussi stricte que celle de la Bundesbank. Pour affirmer sa crédibilité auprès des marchés, la jeune institution au- ra même intérêt à se montrer encore plus conservatrice. Dans ces circonstances, il sera plus difficile, et donc moins crédible, pour l'Italie de fixer son taux de change vis-à-vis de la monnaie unique que vis-à-vis des différentes devises actuelles. Les marchés rendront donc un tel arrangement soit très coûteux en termes de taux d'intérêt pour l'Italie, soit plus probablement impossible. Le traité de Maastricht répond implici
tement que le problème posé par les dépréciations compétitives West pas censé durer puisque l'exclusion de l'UEM ne devrait être que temporaire. En est-on si sûr ? L'exclusion de l'Italie de la zone monétaire accroirait le différentiel de crédibilité, d'inflation et de taux d'intérêt qui est à l'origine et qui entretient la volonté d'exclusion de ses partenaires. L'Italie risquerait donc d'être piégée dans un cercle vicieux qui lui rendrait difficile, voire impossible et même peut-être pas souhaitable en termes économiques, une entrée dans l'UEM différée dans le temps. Faire de la convergence des taux d'inflation et des taux d'intérêt nominaux de l'Italie au niveau de ses partenaires européens la condition de son entrée à l'UEM serait donc un contresens dangereux qui risquerait de transformer une exclusion temporaire en exclusion permanente, voire en exclusion choisie par l'exclu. Les dangers impliqués par une exclusion de l'Italie de l'UEM ont donc été gravement sousestimés. C'est le marché unique lui-même
qui est en jeu. Celui-ci est un bien commun des Européens et à ce titre les Allemands doivent clairement montrer qu'ils sont prêts à le défendre. Si la surveillance budgétaire qu'ils réclament sur l'Italie est légitime, elle peut très bien s'effectuer à l'intérieur de l'UEM. Des objectifs de déficits budgétaires peuvent en effet être fixés aux pays appartenant à l'UEM et les sanctions pour ceux qui s'en écarteraient, qui existent déjà, peuvent être renforcées, par exemple en réduisant les transferts dans le cadre des politiques régionales. Ce renforcement de la surveillance budgétaire pourrait servir de contrepartie à un assouplissement de l'interprétation des critères de convergence permettant ainsi de ne pas exclure l'Italie de l'UEM en 1999.