BILAN ET PERSPECTIVES DU FEDERALISME EN EUROPE DANUBIENNE ET BALKANIQUE.
par Pierre Kende *
SOMMAIRE: Au regard de l'expérience historique des deux siècles derniers, l'auteur s'interroge sur la pertinence d'un projet fédéral adapté à l'Europe danubienne et balkanique. Le poids du passé marqué du sceau de l'hégémonie autrichienne puis de l'hégémonie soviétique grave cette idée d'obstacles considérables. Après avoir présenté les trois cas d'expérience fédérale que cette espace géographique a connu (l'Autriche, la Yougoslavie (1944-1991) et la Tchécoslovaquie), l'auteur, tout en observant que les Etats de cette zone sont actuellement plus préoccupés par leur intégration dans l'UE que par le développement de la coopération régionale, énonce les obstacles économiques, politiques, géographiques et psychologiques majeurs à tout projet d'intégration et de fédération réel et viable dans la région et de cette région avec l'Europe occidentale.
(in "Le fédéralisme est-il pensable pour une Europe prochaine?", sous la direction de Martine Méheut, éditions Kimé, Paris, 1994)
Le terme d'Europe danubienne et balkanique désigne ici un espace qui, dans le courant de l'histoire moderne, s'est situé entre trois grandes puissances : l'Empire germanique, la Russie et la Turquie. Quand on va vite, on peut identifier cet espace au territoire de la Monarchie des Habsbourg, étant entendu que celle-ci avait aussi possédé quelques provinces qui n'étaient ni danubiennes ni balkaniques (par exemple la Galicie polonaise ou l'Italie du Nord). D'autre part, même à son apogée, l'Empereur de Vienne n'a pas étendu son pouvoir à tout l'espace balkanique, il ne l'a même pas ambitionné.
Historiquement et politiquement le "problème" de cet espace est que les frontières nationales et politiques n'y ont jamais coïncidé. Compte tenu des mélanges ethniques considérables de toute la région, on se demande d'ailleurs comment le "national" et l'étatique auraient pu s'y recouvrir exactement. L'Empire des Habsbourg a notamment abrité une bonne partie des Slaves du sud, mais pas leur totalité (le royaume de Serbie et le Monténégro ont toujours constitué des entités distinctes par rapport à l'Autriche-Hongrie). Avant les traités de Versailles de 1919, les Roumains se trouvaient partagés pratiquement à égalité entre l'Autriche-Hongrie et un royaume national créé sur les ruines de l'Empire turc; après 1919, ce royaume est parvenu à unifier presque tous les Roumains mais cela, au prix d'un déplacement des frontières qui a lésé la Bulgarie, l'entité ukrainienne et surtout la Hongrie (cette dernière a dû se résigner au transfert d'un quart de la population ethniquement magyare sous l'autorité administrative
de la Roumanie agrandie). Le même règlement de 1919 a permis aux Tchèques et aux Slovaques de constituer un Etat les unifiant au nom de l'idée - désormais répudiée - "tchécoslovaque" : ce nouvel Etat, qui a été considéré par les Tchèques comme une renaissance nationale, a placé 3 millions d'Allemands, 1 million de Hongrois et quelques centaines de milliers de Ruthènes sous une administration qu'ils percevaient comme étrangère. Nous ne citons pas ces exemples pour faire le procès de quiconque, mais pour montrer la complexité du problème ethno-politico-géographique dans la région danubienne et balkanique.
Eléments pour un bilan
Y a-t-il jamais eu des structures fédérales ou confédérales à l'échelle de l'Europe danubienne tout entière ? Certainement non, mais la tentative des empereurs de Vienne pour unifier politiquement cet espace mérite qu'on s'y attarde un instant.
Il va sans dire que la Monarchie habsbourgeoise même dans sa dernière phase - celle inaugurée par le compromis austro-hongrois de 1867 - n'a pas constitué une structure fédérative. Les élites progressistes et rebelles de Prague, de Budapest, de Zagreb, etc. l'ont même considérée comme l'obstacle principal au fédéralisme. Ce jugement appelle des nuances. Que l'idée du fédéralisme ait pu naître dans cette région est déjà un fait dont le mérite revient, du moins en partie, à l'oeuvre unificatrice des Habsbourg. On peut aussi créditer les hommes d'Etat autrichiens de la fin du XIXe siècle - à tout le moins une bonne partie d'entre eux - d'une conscience aiguë des problèmes dits nationaux de l'Empire et de la nécessité d'y apporter quelques solutions légales par exemple sous la forme du multilinguisme pleinement admis au parlement de Vienne dès la fin du siècle dernier. L'ambition, certes limitée, du gouvernement de Vienne a été d'instituer des administrations locales et régionales dans lesquelles les différentes
"nationalités" pouvaient s'exprimer dans leur propre langue. (Le gouvernement de Budapest n'a pas suivi Vienne sur cette voie.) L'obstacle devant lequel se trouvait toute volonté réformatrice était cependant la non-correspondance entre la carte ethnique de l'Empire et les frontières historiques des provinces. Les fédéralistes radicaux, comme par exemple le Roumain Aurélien Popovici, en ont tiré la conclusion qu'il fallait redessiner les frontières provinciales. Mais c'était trop demander à une monarchie qui tirait sa légitimité de la tradition. Du reste, aucun des projets fédéralistes n'aurait pu supprimer la mixité irréductible des territoires comme la Transylvanie, la Voïvodine, voire la Bohême.
Les artisans de la paix de 1919 ont choisi la voie non du fédéralisme mais du nationalisme. Les traités de Versailles et de Saint-Germain prétendaient créer, sur les ruines de l'Autriche-Hongrie, des Etats nationaux conformes aux principes de l'autodétermination des peuples; en réalité, il n'ont fait que déplacer les problèmes avec les résultats que l'on connaît. En effet, le principal grief que l'on peut formuler rétrospectivement contre l'oeuvre 1919 est qu'elle a misé sur le nationalisme - c'est-à-dire sur l'idée qu'il convenait de séparer les nationalités pour les faire épanouir une par une au lieu de créer les conditions d'une coopération de type fédéral ou confédéral. Appliquée aux données ethno-géographiques de la région danubienne et balkanique, cette idée renfermait d'emblée les germes des futures épurations ethniques. En tout état de cause, elle instituait le désordre et l'inimitié, l'un et l'autre astucieusement exploités par Hitler, Staline et leurs pâles imitateurs d'aujourd'hui.
Après 1945, cette région a toutefois connu une deuxième tentative d'unification : celle de Staline. Du fait de sa domination politique, l'URSS y a imposé une espèce d'unité qui s'est traduite non seulement par des institutions consultatives du type COMECON ou Pacte de Varsovie, mais aussi par l'uniformité des régimes politiques et la volonté des régimes communistes mis en place par l'URSS de coopérer les uns avec les autres. Idéologiquement motivée, cette volonté de coopération n'en a pas moins été réelle. Après avoir été entre 1945 et 1947 le principal artisan de cette coopération, la Yougoslavie du Maréchal Tito s'en est vue expulsée pour des raisons qu'il ne nous appartient pas d'analyser ici. Quelques années plus tard, l'Albanie en a pris ses distances pour d'autres raisons. Toutefois, jusqu'en 1989, tous les autres régimes de la région, y compris celui de Bucarest ont gardé une grande docilité à l'égard de Moscou, ce
qui conduit à se poser la question : pourquoi l'Empire soviétique, surtout à l'époque de Staline, n'est-il pas allé plus loin dans l'intégration des pays d'Europe de l'Est ? Théoriquement, rien n'interdisait à Moscou de placer l'espace est-européen sous un gouvernement unique, éventuellement dans le cadre même de l'URSS. Au lieu de quoi, Moscou s'est contenté de diriger ses satellites un par un en respectant les frontières héritées de la dernière guerre.
Au terme de ce survol rapide des deux derniers siècles, force est donc de constater qu'à aucun moment depuis la fin du XVIIIe siècle l'espace danubien et balkanique, pris comme un tout, n'a connu de transformations allant dans le sens du fédéralisme. Et pourtant, les projets fédéralistes n'ont pas manqués. L'idée avait ses partisans qui se recrutaient non seulement dans les milieux intellectuels et utopistes, mais aussi parmi des hommes politiques influents (par exemple le Hongrois Lajos Kossuth ou certains conseillers de l'Archiduc François-Ferdinand). Seulement - ironie de l'histoire - pour être fédéraliste en Europe danubienne, il fallait être à l'écart du pouvoir. Quand on était au gouvernement - que ce soit à Budapest, à Vienne ou à Bucarest - on n'avait pas envie de se lancer dans la renégociation des compétences, pour ne rien dire des frontières... La résistance des réalités a été plus forte que la volonté réformatrice.
Mais ce constat n'est valable qu'à l'échelle de la région toute entière. Si on descend un échelon plus bas, on rencontre des expériences fédérales: la première en Autriche même, la seconde dans le sous-espace balkanique, la troisième enfin, entre Tchèques et Slovaques.
Depuis 1945, la République autrichienne reconstituée est un ensemble fédéral dont les composantes territoriales (Styrie, Carinthie, Tyrol, etc.) ont de larges compétences administratives, un peu moins que les Länder allemands, mais nettement plus que les régions françaises. Il mérite d'être noté qu'au prix de certaines corrections, ces territoires ont fondamentalement conservé la configuration des provinces historiques de l'Autriche. Il est vrai aussi que toutes ces provinces sont habitées par un seul et même peuple parlant la même langue et se réclamant des mêmes symboles culturels. Le fédéralisme autrichien n'est pas perturbé par des clivages internes de caractère national (les minorités que l'Autriche a reçues en héritage sont numériquement des plus faibles).
De 1944 à 1991, la Yougoslavie a constitué un Etat fédéral. Ce n'est pas le lieu de retracer les origines de celui-ci, ni d'en analyser la désintégration. Force est cependant de reconnaître que pendant un long moment le "yougoslavisme" comme doctrine politique et comme lieu de patriotisme s'est présenté comme une alternative réelle et efficace des nationalismes ethniques qui se combattaient avant 1944 - et qui se combattent actuellement - sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. Comme idée le "yougoslavisme" est né au XIXe siècle, politiquement il s'est concrétisé à la faveur de la première Yougoslavie (le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, créé par le Traité de Versailles) en attendant toutefois la prise de pouvoir des communistes en 1944 pour prendre la forme fédérale au sens littéral du terme. On peut certes objecter au fédéralisme institué par Tito qu'il cachait la réalité d'un centralisme occulte, celui de la ligue communiste. Mais avec les années, la réalité des pratiques fédérales a pris l
e pas sur le centralisme de parti, et cela d'autant plus que dans les deux dernières décennies de la Yougoslavie titiste la Ligue communiste elle-même s'est "fédéralisée". S'il est vrai que les Républiques fédératives, du moins certaines d'entre-elles, sont petit à petit revenues à une auto-légitimation de type ethno-nationaliste, il n'en reste pas moins que le patriotisme yougoslave existait lui-aussi et que des millions de citoyens s'étaient déclarés lors des recensements non comme des Serbes, des Croates ou des Slovènes, mais comme des Yougoslaves tout court.
La douloureuse leçon de l'expérience yougoslave est que le passage du centralisme au fédéralisme est plein d'embûches. La formule fédéraliste est génératrice de conflits à tout le moins pour deux raisons : parce qu'elle subordonne le centre à la rivalité des acteurs périphériques censés être souverains et égaux; et parce qu'elle donne plus de poids - plus de visibilité aussi ! - aux intérêts des nombreuses parties composant le tout. Ce constat va au-delà du cas de l'ex-Yougoslavie.
La troisième tentative fédéraliste de l'Europe centrale - celle de la Tchécoslovaquie - reposait sur un malentendu, celui du "tchécoslovaquisme". En effet, les artisans du nouvel Etat tchécoslovaque (et avec eux tous les auteurs de la paix de Versailles) considéraient que Tchèques et Slovaques ne formaient qu'une seule nation et que, dès lors, ils avaient vocation à être "réunis" dans le cadre d'un seul Etat. Aussi, la première république tchécoslovaque, celle de 1918 à 1938, n'a été rien moins que fédérale. Sa fictive unité nationale n'a pas survécu à la contestation des éléments non tchèques, et ce dernier terme désigne non seulement les Allemands, les Hongrois et les Ruthènes dont la Tchécoslovaquie de Masaryk avait hérité (et qui constituaient avant 1938 un tiers environ de la population du nouvel Etat) mais aussi et surtout les Slovaques. Déjà en 1938 ces derniers ont saisi l'opportunité fournie par Hitler pour créer leur propre Etat.
Après 1945, ils ont certes rejoint la Tchécoslovaquie reconstituée par les Alliés, non sans revendiquer toutefois une certaine autonomie "nationale". Après 1968, cette autonomie a pris les formes d'une structure fédérale au sein de laquelle Tchèques et Slovaques se gouvernaient séparément. L'effondrement du communisme a donné enfin aux Slovaques la possibilité de répudier le fédéralisme au profit d'une indépendance totale. Vu rétrospectivement le fédéralisme tchécoslovaque n'a, tout compte fait, été rien d'autre qu'une étape vers la séparation. En fin de compte, les leçons de cette expérience vont dans le même sens que l'histoire des Slaves du Sud : la Tchécoslovaquie comme la Yougoslavie ont été disloquées par la montée des tensions entre partenaires se considérant comme des rivaux et s'estimant lésés dans leurs intérêts vitaux. Vu sous cet angle, il paraît secondaire que les uns se soient séparés avec fracas et les autres dans une relative bonne entente. Pour le destin du fédéralisme, le résultat est le mê
me.
Les perspectives actuelles
En comparaison avec le XIXe siècle - c'est-à-dire la situation créée par l'hégémonie autrichienne - ou avec le milieu du XXe siècle, marqué par l'hégémonie soviétique, le niveau de coopération entre les pays de l'Europe danubienne et balkanique est actuellement, au plus bas. Le caractère négatif du bilan est encore accentué par la disparition de deux entités fédérales (la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie). Même sur le plan des relations commerciales, les pays de la région ont actuellement moins de contacts entre eux qu'avant 1990 (1). Depuis la chute du communisme, un seul projet de coopération a émergé entre les pays d'Europe centrale - l'accord de Visegrad signé par les gouvernements de Budapest, de Varsovie, de Prague et plus récemment par les Slovaques - mais ce projet encore est moins structurel que conjoncturel : il est motivé par la volonté des pays participants de coordonner leurs efforts d'intégrer la "grande Europe".
C'est que "l'Europe" est la grande préoccupation de tous les pays ex-communistes. Tous ont l'ambition d'être reçus au plus vite par les différentes structures politiques et économiques de la "grande Europe". Par rapport à cette ambition, la reconstitution de certaines formes de coopération régionale - idée largement partagée et souvent recommandée par les Occidentaux - leur semble au mieux secondaire, plus souvent nuisible. Créer un cartel des pauvres serait une folie, entend-on dire dans presque toutes les capitales de l'Europe ex-communiste, "nous voulons être des Européens à part entière".
Il est incontestable que des nations retardées et appauvries par un demi siècle de communisme ont le besoin impérieux de renouer avec le monde occidental en général et la communauté européenne en particulier. La question qui se pose toutefois est de savoir si l'Europe communautaire, telle qu'elle se présente aujourd'hui, peut accueillir des pays en pleine crise de transformation, des pays politiquement peu stables et qui, par-dessus le marché, entretiennent souvent des rapports conflictuels avec l'un ou l'autre de leurs voisins. Il convient de ne pas oublier que si, après 1946, l'Europe occidentale a vu naître en son sein tant de structures de coopération, c'est que les pays de cette région avaient vidé et dépassé les querelles historiques, territoriales ou autres, qui les avaient opposés pendant si longtemps. Dès lors, ils pouvaient définir des intérêts communs ou, plus exactement, formuler leurs intérêts propres de façon à les rendre compatibles avec ceux des nations voisines. Il semblerait que, dans l'his
toire des pays danubiens et balkaniques, ce moment historique ne fût pas encore arrivé.
Si l'on veut comprendre pourquoi les peuples centre-est européens ne sont pas mûrs pour la coopération, que ce soit à l'échelle régionale ou européenne, il faut se donner un certain recul historique. Le point crucial qu'il faut garder en mémoire est qu'en cette région de l'Europe, l'époque moderne et contemporaine a été marquée par une succession presque ininterrompue de dominations extérieures. Aussi n'a-t-elle permis aux peuples de cette région ni de jouir pleinement de leur souveraineté, ni de se définir en tant que nations politiques fondées sur un projet civique. D'où la tendance de la plupart d'entre eux à raisonner et à agir en termes de solidarité ethnique. D'où aussi leur réticence devant tout projet d'intégration risquant de limiter leur souveraineté; ils voudraient en effet que celle-ci devienne et demeure théoriquement illimitée. Cet état d'esprit est incompatible avec les contraintes d'une coopération institutionnelle.
Regardé sous cet angle, le conflit dans l'ex-Yougoslavie n'est exceptionnel que par ses excès, non par ses mobiles. L'effondrement de la puissance communiste a libéré bien des espérances nationales voire proto-nationales. Des peuples, souvent incomparablement moins bien préparés à la belligérence que les Serbes, se mirent à penser (les uns en secret, d'autres ouvertement) que c'était "Maintenant ou jamais". En quoi ils n'avaient pas complètement tort: jamais, en effet, le destin de cette région n'a été aussi indéterminé, jamais les puissances extérieures n'ont eu si peu de force coercitive à opposer au déchaînement des ambitions locales que depuis 1989.
Le "chacun pour soi" qui caractérise depuis 1989 la conduite de la quasi totalité des gouvernements post-communistes est évidemment peu productif et lourd de dangers. Mais, de là, il ne faut pas se hâter à prêcher le contraire. Confédérer ces Etats n'est pas à l'ordre du jour. Serait-ce seulement souhaitable ? Même pas, si les formules de coopération qu'un tel processus impliquerait créent plus de problèmes quelles n'en résolvent. (2) Imaginons en effet des institutions régionales mettant en face des représentants plus méfiants les uns que les autres et qui tout le temps se soupçonnent réciproquement d'arrières-pensées inavouables : de telles institutions pourraient-elles seulement fonctionner ? Ou songeons aux nombreux et épineux problèmes de répartition que des Etats associés auraient à régler dès lors qu'ils se fédèrent, problèmes qui concernant l'accès aux ressources supposées communes autant que la participation aux charges d'ensemble. Le pourraient-ils dans un état d'appauvrissement, d'endettement et d
e méfiance généralisé ? Rappelons à ce propos, que si la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie ont éclaté, c'était primitivement pour cause de mésententes économiques qui se sont progressivement envenimées. Le nationalisme est venu avec le soupçon que c'est l'Autre qui profite des entreprises communes...
Une fédération danubienne, éventuellement élargie à la Pologne et même (pourquoi pas ?) aux Pays Baltes, serait peut-être souhaitable dans l'abstrait, du moins sur un plan d'esthétisme géographique. Mais, si l'on considère que depuis la disparition de la Monarchie des Habsbourg les pays en question n'ont pas de liens organiques entre eux - sans parler du fait que la Pologne dans son ensemble n'a jamais été liée à l'Europe danubienne -, force est de reconnaître qu'un tel projet serait un saut dans l'inconnu. En l'absence d'une contrainte extérieure, de type impérial, l'intégration entre pays jusque là séparés aurait besoin pour s'amorcer d'un contexte favorable et de prédispositions psychologiques qui sont loin d'être acquises actuellement même pour l'Europe danubienne (l'ensemble de Visegrad), moins encore pour des pays comme la Roumanie, pour ne rien dire de l'espace sud-slave sans doute traumatisé pour un bon demi-siècle par ce qui vient de s'y produire. Mais même si les problèmes psychologiques se trouvai
ent résolus par enchantement d'autres conditions non moins difficiles à réunir resteraient encore à remplir. Quelles sont-elles ?
La toute première est d'être entre pays qui n'ont pas de contentieux territoriaux entre eux, même tacitement. Ce n'est manifestement pas le cas de l'Europe danubienne et balkanique où toutes les frontières ont toujours été imposées par des puissances extérieures et où les mécontentements (pour ne pas dire des arrières-pensées) à ce sujet subsistent de part et d'autres du fait des minorités nationales qui s'estiment injustement séparées de leurs congénères. Faute de rectification des frontières, il faudrait qu'à tout le moins puisse être réglée la situation de ces minorités - hongroise en particulier - au moyen d'autonomies de type cantonal (sujet qui est trop complexe pour être traité à fond dans le cadre de cet article). D'autres préconditions seraient de caractère économique : il faudrait que les économies nationales qu'on cherche à associer soient viables au sens élémentaire du terme et qu'elles se situent à un niveau technique plus ou moins identique. Même sans entrer dans le détail, on peut constater qu
e cette condition est très loin d'être remplie. C'est aussi la raison pour laquelle les pays d'Europe centrale cherchent à intégrer la "grande Europe" plutôt que de risquer d'accroître leurs difficultés propres en s'associant entre eux.
Une troisième série de conditions relève de la stabilité politique : seuls peuvent tenter l'aventure de l'intégration des Etats disposant déjà d'un système politique que leur population accepte pleinement et qui a fait ses preuves; des systèmes qui en sont à leurs débuts et n'ont pas encore prouvé leur solidité ont intérêt à ne pas se lancer dans une aventure confédérale où chaque nouvelle faiblesse du système politique risque d'apparaître aux yeux des gens comme imputable à la cohabitation avec des partenaires étrangers. Et nous n'avons encore rien dit des séquelles du communisme, cri particulier sous l'angle qui nous intéresse ici, à savoir celui du protectionnisme, de la compétitivité extérieure et de la disponibilité d'une vraie monnaie. Pour la plupart des pays ex-communistes, l'impératif du moment est d'arriver à se donner une monnaie nationale qui mérite d'être appelée ainsi. Quand celle-ci manque ou laisse à désirer, vouloir entrer dans une union monétaire n'est-il pas un projet pour le moins chiméri
que ?
Voilà quelques raisons qui me font penser qu'une tentative d'intégration régionale ne serait à l'heure actuelle ni réalisable ni utile. Bien loin de consolider les nouvelles démocraties du Centre-Est-Européen, elle les dresserait les unes contre les autres. Elle raviverait ces querelles et, par réaction à l'arrivée d'un nouvel internationalisme aux contraintes duquel les peuples ne sont point préparés, elle accentuerait les nationalismes les plus rétrogrades.
Quant à la question de savoir si la communauté européenne est en mesure de s'ouvrir aux peuples de la région danubienne et balkanique, c'est un problème qui dépasse ma compétence.
* Hongrois, Ancien directeur de recherche au C.N.R.S., membre de l'Académie Hongroise des Sciences.
(1) Selon le dernier rapport annuel de la Commission économique pour l'Europe de l'ONU, entre 1989 et 1992, la part des pays voisins ex-socialistes dans le commerce extérieur de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Bulgarie a diminué de 50 à 60 % (compte non tenu des échanges avec l'ex-URSS pour lesquels la baisse a été encore plus brutale).
(2) J'avais développé cette thèse pour la première fois dans une étude publiée à Budapest, en hongrois (Cf. "Kell-e nekünk Közép-Europa", in Szàzadvég, 1989) pour la reprendre dans un débat avec Pierre Béhar (cf. "La fédération danubienne, idée d'avenir?", in Commentaire, n· 54,1991, texte traduit en allemand in: Europaïsche Rundschau, n· 4, 1991, Wien).