Interview de Bronislaw GeremekSOMMAIRE: Les polonais sont très intéressés à la création de l'Union européenne, mais en même temps ils ont peur qu'elle comportera la formation d'un hiatus structurel entre l'Europe occidentale, l'Europe centrale et l'Europe de l'Est. L'auteur espère que l'esprit des Etats-Unis d'Europe se dirigera de plus en plus vers l'idée de la participation des pays de l'Est. Mais ils se posent des problèmes pour passer des rêves et des aspirations à la réalité. L'auteur fait quelques propositions concernant l'intégration éventuelle des pays de l'Est et soutient que l'aide économique devrait être liée directement aux changements politiques. En plus il parle de Solidarnosc.
(Nouvelles Radicales N. 3 - 1 juin 1988)
Nouvelles Radicales: On dit de vous que vous êtes le Ministre des Affaires Etrangères de Solidarité. Dans un moment difficile pour la Pologne il nous semble qu'il pourrait être utile d'intégrer dans une même perspective l'espoir européen et la question polonaise. Qu'en pensez-vous, quels espoirs nourrissez-vous à ce sujet?
Bronislaw Geremek: Je vous dirais que Solidarité est un mouvement syndical, un mouvement social qui fort heureusement n'a pas de ministres mais une pensée et cette pensée concerne aussi certaines dimensions internationales et européennes. Et, il faut comprendre que Solidarité, dès ses débuts, dès 1980 était un phénomène à plusieurs facettes. Un phénomène qui changeait les structures de la Pologne et qui exprimait les aspirations polonaises. Aussi bien les aspirations sociales que les aspirations nationales du peuple polonais. Et à la base de ces aspirations on pourrait trouver les choses les plus simples. Ce n'est pas un programme politique complexe, ce sont des valeurs, des valeurs élémentaires telles que la vérité, la justice, la liberté et aussi un certain sentiment européen. Il est important de voir que dans le présent polonais le problème d'appartenance à l'Europe a non seulement une dimension culturelle mais qu'il a aussi une dimension politique. L'Europe telle que nous la concevons comprend aussi bien
le legs de la civilisation chrétienne que le legs des libertés humaines, des droits de l'Homme. L'Europe est un continent des libertés. Dans ce sens si les polonais aspirent à adhérer à l'Europe - et il faut voir que d'une certaine façon il s'agit là de la réalisation des aspirations les plus importantes et de valeurs élémentaires qui sont à la base de tout cet éveil de la conscience polonaise au cours de ces dernières années. Nous regardons avec un très grand espoir ce qui se fait maintenant en Europe. Nous regardons avec le plus grand intérêt la création de l'Europe économique, sociale, et politique aussi. Nous avons l'impression, en regardant les processus qui sont en oeuvre dans la Communauté européenne, que certains rêves et certains programmes que l'on a trop longtemps considérés comme utopiques se réalisent. Mais notre problème maintenant, c'est que l'Europe qui est en train de se réaliser a un horizon limité, un horizon politique limité. D'une certaine façon l'autre Europe, l'Europe des pays de l'Es
t est en dehors de l'horizon de la Communauté européenne. En exagérant un peu nous avons parfois l'impression que si Yalta a introduit une division politique qui était contraire aussi bien aux traditions culturelles qu'aux aspirations politiques des pays de l'Europe centrale, il existe maintenant un certain danger de formation d'un hiatus structurel entre l'Europe Occidentale, l'Europe Centrale et l'Europe de l'Est. Nous pensons que nous pouvons peut-être apporter à cette Europe qui en train de se faire cet attachement à l'idée européenne, beaucoup plus vif ici que dans les grands pays occidentaux, parce que vous, vous avez votre Europe, tandis que nous, nous rêvons d'y appartenir. Et peut-être s'agit-il là d'un apport qui n'est pas seulement sentimental, émotionnel, mais aussi d'un apport politique, qui pourrait être utile pour le futur de l'Europe unie. Nous espérons aussi qu'au fur et à mesure que l'idée de l'unité européenne se réalise et en particulier que l'idée de l'Europe politique se réalise - et l'
idée des Etats Généraux d'Europe nous semble être sur cette voie là - on développe dans ce processus une certaine vue générale dans laquelle l'autre Europe, c'est à dire, la nôtre, serait comprise aussi. Le problème c'est de comprendre comment passer des aspirations, des rêves et des sentiments vers le monde des réalités politiques. Et là, nous ne pourrons que poser des questions. La première, "est-ce que le Parlement Européen qui est une institution de plus en plus prestigieuse et qui - ce qui est plus important encore - devient une réalité dans le sens constitutionnel et politique, est-ce que donc, le Parlement Européen ne pourrait pas être cette Institution qui prendrait comme philosophie d'existence l'Europe des libertés. Cette Europe des libertés humaines qui ne considèrerait pas les divisions entre les blocs militaires comme des limites de civilisations, de communautés culturelles, politiques.
Bref, dans l'horizon de la réflexion et de la décision du Parlement Européen, les pays de l'Europe de l'Est, de l'Europe centrale devraient trouver leurs places et nous pensons que tout le phénomène d'Helsinki traité sérieusement pourrait donner au Parlement Européen cette possibilité. Nous avons été très sensibles à tout ce qui a été dit au Parlement Européen sur les problèmes polonais, aussi bien après l'introduction de la loi martiale en Pologne qu'ensuite, à propos de l'évolution récente de la situation polonaise.
La deuxième question que nous nous posons est celle-ci: est-ce que dans les réalisations européennes que le Parlement Européen et toutes les Institutions européennes existantes assurent, est-ce que dans ces réalisations on ne devrait pas introduire les problèmes de l'Europe Centrale et de l'Europe de l'Est. De quelle façon? Il est difficile de lancer des propositions concrètes mais une des idées à laquelle je pensais, et qui me semble tentante et du domaine du possible serait d'élargir la notion de l'Université européenne aux pays de l'Est aussi. Donc d'introduire dans les programmes de recherche, dans les programmes d'enseignement de l'université européenne, les problèmes de notre Europe à nous, mais aussi, pourquoi pas, ne pas penser à l'installation dans un de nos pays, par exemple en Pologne, à Varsovie, d'une université européenne, d'une université de l'Europe centrale. Je pense que c'est de cette façon que l'on peut essayer de penser l'héritage culturel de l'Europe dans sa dimension pluraliste. L'Europ
e est le pluralisme, et ce pluralisme européen en l'état actuel est représenté aussi par ce pluralisme politique et par le partage en blocs militaires. Mais le dépasser c'est lui donner une dimension culturelle et sociale. L'université de l'Europe Centrale installée à Varsovie, sous les auspices des grandes Institutions européennes pourrait très bien servir la cause de l'Europe unie. Je pense que l'on pourrait multiplier cette réflexion et que l'on pourrait continuer à élaborer certains projets.
Ce qui est important c'est de passer du niveau des idées générales au niveau des réalités et aussi, pourquoi pas, au niveau des Institutions. Je le dis en pensant à la Pologne de maintenant, à la Pologne qui est un pays dans une situation difficile et complexe. Mais qui est aussi un pays de grands espoirs. Solidarité, celle de 1980-1981 et celle de 1988 définit les visages, le véritable visage de ce pays, de la Pologne actuelle et de la Pologne de l'avenir.
A mon sens on pourrait trouver dans cette situation difficile et complexe, non seulement des raisons de déplorer la situation actuelle mais de la penser en termes d'apports qu'elle peut donner à l'Europe qui est en train de se faire. Et, j'ai l'impression que cette expérience que nous avons est aussi un don. Ce n'est pas seulement un sort défini par la situation géopolitique, c'est un legs de l'Histoire, c'est un héritage de l'Histoire qui pourrait apporter quelque chose dans la définition de l'Europe future.
Je crois que telle est la philosophie la plus profonde de Solidarité. Il s'agit d'abord de la non-violence dans l'action, de la non-violence dans le comportement, dans l'existence, d'un immense mouvement, d'un mouvement de 10 millions de personnes. Deuxièmement il s'agit aussi de certaines recherches de ce que j'appellerais la démocratie directe, c'est à dire que dans les situations où les Institutions parlementaires n'existent pas au sens propre de ce mot, où les libertés, où les libertés politiques ne sont pas assurées, il y avait à l'intérieur du mouvement de solidarité et aussi dans son action sur la scène publique, une recherche d'institutions nouvelles qui en dehors du contenu donné traditionnellement à la démocratie parlementaire, permettraient la participation immédiate, concrète de l'individu à la vie politique. On a pu dire que c'était là la conséquence de l'inexistence de la démocratie, mais je pense qu'au vu de la situation actuelle de toutes les démocraties y compris des démocraties de l'Europe
occidentale c'est, sinon une réponse, au moins une proposition valable. De ce point de vue, il me semble, qu'il y a là autour aussi bien des valeurs élémentaires et fondamentales que des moyens d'action. Il y a là un débat qui pourrait concerner l'Europe tout entière. L'Europe centrale, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie en premier lieu sont concernées par l'idée européenne et devraient être impliquées dans sa construction.
N.R.: Quand on parle en Occident de L'Europe de l'Est, de la Pologne, on n'entend parler que de la coopération économique de l'Europe. Quel est votre point de vue à ce sujet. Quel type de coopération suggérez-vous, et quels remèdes, quelles propositions, quelles suggestions feriez-vous ?
B.G.: Je dirais trois choses. La première c'est que la Pologne, comme d'autres pays voisins mérite une aide européenne et la mérite aussi bien pour des raisons historiques qu'en vertu de la situation dans laquelle elle se trouve actuellement. Deuxièmement, je dirais que cette aide devrait avoir un caractère massif. Et pour deux raisons au moins. D'abord parce que l'aide traditionnelle fournie par les pays occidentaux dans les années '70 a été en grande partie gaspillée et pour une bonne part employée au renforcement des structures parasitaires, lesquelles sont aujourd'hui en train de s'effondrer de toute part. Il ne faudrait pas répéter la même erreur. Et, cela nous mène au troisième point. Je crois que l'aide économique devrait être liée directement aux changements dans le domaine politique. Je crois que sans mettre en relief le problème du respect des droits de l'Homme, du respect des libertés individuelles et collectives, non seulement cette aide ne servirait pas à la réalisation de l'idée européenne et d
e la Communauté européenne, mais en plus et surtout elle n'aiderait pas le peuple polonais parce que sans changements, sans changements profonds dans l'organisation de la vie publique, aucune transformation de l'économie polonaise n'est possible. On peut dire que le problème économique numéro un de la situation polonaise, c'est le problème politique, c'est le problème de la démocratie. Il ne s'agit donc pas d'y voir une intervention extérieure dans les affaires intérieures de la Pologne, mais de constater tout simplement que l'application du document d'Helsinki est inséparable d'une bonne utilisation de cette aide économique, de ces nouveaux crédits. C'est aussi une garantie nécessaire pour que la mauvaise expérience des années '70, quand les crédits occidentaux avaient été utilisés contre le bien du peuple polonais, ne se répète pas.